[interview] Alain Chamfort : entre désordre des choses et intimité (2/2)

Poursuite de notre entretien en deux parties avec un homme bien trop discret et d’une élégance rare, Alain Chamfort, à l’occasion de la sortie de son nouveau disque « Le Désordre Des Choses ».


Crédit Photo : Boris Camaca

L’air de rien, cela fait cinquante ans qu’Alain Chamfort nous accompagne. Un temps, « chanteur pour femmes » dans le sillage de Claude François, l’homme s’affranchit de ses limites avec Gainsbourg. Chamfort se révèle finalement d’année en année insaisissable. Là New Wave, ici Pop, il se réinvente de disque en disque avec son lot de grandes réussites mais aussi de petites déconvenues. Retour sur une des grandes personnalités atypiques de la scène française.

Benzine :  J’ai lu ces propos de vous dans une interview : « Mon personnage d’Alain Chamfort est né de ma collaboration avec Jacques Duvall »

Alain Chamfort : Ce que j’entends par personnage, c’est que Jacques a une écriture très particulière et très stylisée avec un côté un peu moqueur, une forme de distance. Il sait écrire une chanson sur des choses qui ne sont pas valorisantes, sur des défauts, de ne pas forcément se donner le beau rôle en contradiction avec la majorité des auteurs de chanson où le chanteur doit apparaître comme quelqu’un  de généreux et de concerné. Duvall, c’est l’antithèse de Goldman. Cela donnait un personnage qui ne s’appuyait pas sur les grands thèmes rassembleurs mais sur d’autres formes de vérité également universelles comme la faiblesse ou la lâcheté. Tout le monde se reconnaît là-dedans, évidemment c’est bien moins valorisant mais cela fait quand même partie de notre condition humaine. Je trouvais plus intéressant de défendre ce genre de choses, de montrer mes fragilités plutôt que de me faire passer pour quelqu’un que je n’étais pas. Les chansons que Jacques Duvall a écrites pour moi sont habitées d’anti-héros.

Pour Le Désordre des choses, tout est parti de l’achat d’un vieux clavier à l’allure de meuble. Or, ce qui a été le facteur déclencheur du début de votre carrière, c’est l’acquisition d’un orgue massif comme un meuble. Avec ce nouveau disque, avez-vous le sentiment de boucler une boucle ?

(Rires) Ce que je voulais principalement en lançant ce projet, c’était de retrouver l’amusement, un rapport à la musique qui soit un peu ludique, de ne pas chercher à  créer une oeuvre. Cet instrument complètement dérisoire m’a permis ça. Aujourd’hui les possibilités infinies offertes par les logiciels avec un accès à toutes les sonorités existantes, déformées ou sophistiquées m’ont donné envie de revenir à un instrument à l’usage plus restreint avec des sonorités primaires avec des boites à rythmes. Je pensais que ce choix ne pouvait pas m’amener vers quelque chose de magistral mais vers l’essentiel. je voulais  remettre l’envie en route. J’ai donc acheté ce meuble qui maintenant est dans mon salon et ne me servira peut-être plus jamais. Cela m’a permis de débloquer mes premières idées.

« Les chansons que Jacques Duvall a écrites pour moi sont habitées d’anti-héros. »

Si je vous dis que ce disque sonne un peu comme un dernier disque, me répondez-vous que pour vous mettre dans une forme d’urgence créative, vous vous mettez à chaque fois en situation du dernier disque ou au contraire êtes-vous un compositeur qui se donne le temps ?

 Je suis plutôt de ceux qui prennent leur temps. Après est-ce que cela sera le dernier, je ne peux ni le garantir ni le craindre. Ce sera surtout de ce qui se passera avec Le Désordre des choses. C’est en tous les cas le dernier disque que je dois à Pias. Pour l’instant, l’album est plutôt bien accueilli, c’est le public qui a le dernier mot. Peut-être qu’il leur conviendra, je ne sais pas. Peut-être que Pias souhaitera interrompre notre collaboration. Je ne me vois pas aller rejoindre Universal ou Warner, pour moi c’est du passé. Je ne sais pas ce qu’il resterait comme solution ou alternative en cas d’échec du disque. Je ne me sens pas de faire de l’indépendance comme nombre de groupes actuels qui s’autoproduisent car c’est quelque chose de très lié aux réseaux sociaux, un univers que je ne maîtrise pas du tout. Ce n’est pas un outil de ma génération. Repartir dans l’indépendance totale comme on l’avait pour Une Vie Saint-Laurent même si c’était une belle expérience, je ne suis pas sûr d’avoir envie de la  refaire. Honnêtement, à l’instant où je vous parle, je pense que c’est trop tôt pour savoir. Si je prolonge avec Pias, il y aura des disques prévus par contrat  et si ils sont prévus, je les ferai (Rires).

Vous avez à nouveau travaillé avec Pierre-Dominique Burgaud avec qui vous aviez déjà collaboré sur Une Vie Saint-Laurent. Comment dit-on les mots d’un autre car durant de nombreuses années vous avez travaillé avec Jacques Duvall. Comment travaille-t-on les mots car prenons l’exemple du Désordre des choses, c’est un disque au contenu très personnel, j’imagine que les mots naissent de longs échanges.

Déjà, il ne faut pas se tromper de parolier. On passe des journées à parler de tout et de rien, à discuter et à commenter l’actualité, notre métier et nos vies. Il faut se sentir bien avec son parolier, être en totale confiance. L’air de rien, au fur et à mesure de ces échanges, on donne à l’autre, le parolier, beaucoup de ce que l’on est. Des hommes comme Jacques ou Pierre-Dominique se rapprochent au plus juste de ce que l’interprète peut être. Je trouve indispensable de ne travailler qu’avec un seul auteur. L’idée ce n’est pas seulement de faire une chanson comme beaucoup d’autres musiciens font. J’essaie de vivre la composition d’un titre comme un vrai moment de partage, d’avoir la même approche et la même envie. Plus on multiplie les personnalités et plus cela rend tout plus compliqué. Pour trouver une unité dans le ton et le vocabulaire, je suis très attaché à l’idée que l’album soit fait avec un seul auteur.

Sur Le désordre des choses, il y a un titre qui résume bien l’Alain Chamfort compositeur, c’est Palmyre où l’on vous perçoit comme un non-moraliste en suspension, un spectateur du monde.

C’est vrai, j’ai toujours envie de prendre un peu le contre-pied des choses qui sont censément des vérités absolues. Je me souviens de cette chanson avec Jacques Duvall, Les Paroles Dans Le Vide, Jacques m’y faisait dire que tout est vrai, l’envers comme son contraire. Dans Palmyre, il y a cette remise en question de la beauté qui n’est pas forcément celle qui est revendiquée, c’est plutôt une beauté qui se cache derrière tout.

« Ce qui reste c’est l’air »

Ces jours-ci sort ce tribute à Yves Simon, Génération(s) éperdue(s) avec la jeune scène française qui se réapproprie son répertoire. Vous avez connu la même chose avec la scène électronique qui revisitait vos chansons ou encore ce disque de duo Elles et lui avec des chanteuses comme Keren Ann ou Camélia Jordana. Sur Le Désordre Des Choses, vous avez collaboré avec Yan Wagner sur le titre Linoleum. En poussant le raisonnement un peu plus loin, si je vous dis que sans vous ou Françoise Hardy par exemple, il n’y aurait peut-être pas eu d’Etienne Daho ou d’Albin De La Simone, vous en pensez quoi ? Cette notion de trait d’union entre votre travail et celui d’autres musiciens est-elle importante pour vous ?

Je ne me permettrai pas d’affirmer de telles choses. Je crois que quand on est musicien, on contribue tous  à influencer une partie de ceux qui vous écoutent mais à parts égales des autres artistes qu’ils écoutent. Quand j’ai démarré ma carrière, j’écoutais à la fois  Chopin, Satie, Nino Rota, João Gilberto qu’Antonio Carlos Jobim ou Burt Bacharach, Cole Porter. Chacun d’entre eux a parlé à sa manière à ma sensibilité et quand je fais une chanson aujourd’hui, elle contient forcément un petit peu de ces écoutes-là. Je pense avoir servi un petit peu de la même manière au milieu d’autres pour ceux qui m’ont suivi. Les gens qui m’aiment bien aimaient peut-être par ailleurs Alain Bashung, ils ont pris un peu à l’un et à l’autre et se sont construit eux-mêmes.

Quel regard portez-vous sur les artistes issus de votre génération ?

Certains vieillissent mieux que d’autres (Rires). On sent chez certains la volonté d’être toujours intéressés par ce qu’ils font et d’essayer de prolonger  encore leurs limites. D’autres sont installés dans un petit commerce. Il n’y a pas de règle.Des artistes comme Christophe ou Françoise Hardy sont de la première catégorie.

« Le rapport à la musique entretient un fantasme de jeunesse »

Tout au long du Désordre des choses, vous évoquez le vieillissement à votre manière. Le ton employé m’évoque cette phrase de Brel dans Les Vieux Amants: « Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes ». C’est un peu cela Le Désordre Des Choses ?

Oui c’est joli, la phrase correspond bien. Quand  on fait de la musique, on reste un peu des enfants, on joue et on s’amuse. J’ai la même inquiétude aujourd’hui face à un clavier que celle de mes quinze ans. On continue à entretenir cet état originel mais en même temps, on ne peut pas empêcher la vie de passer et d’être marqué par les différentes épreuves que l’on a traversées. On construit des familles. Le rapport à la musique entretient un fantasme de jeunesse.

Que voudriez-vous dire au jeune Alain Le Govic, plus jeune de cinquante ans et que vous répondrait-il ?

Je crois que je lui dirai « Ne perds pas confiance, aies confiance en toi. Il y a une belle route qui se profile à l’horizon. » Il m’aurait sans doute regardé un instant et il serait retourné à ses doutes. C’est grâce au doute que j’ai fait ce chemin-là car je n’ai jamais eu l’impression d’être arrivé pleinement là ou je voulais être, quelque chose qui m’aurait totalement satisfait et sur lequel j’aurai pu me reposer. C’est quand le doute disparaît qu’il faut se méfier, le doute est un moteur dans la création. Quand je m’attelle à un nouvel album, j’ai toujours la même anxiété de celle que  j’avais à mes débuts. Je me raisonne en me disant que j’en ai fait quand même un petit paquet maintenant et qu’il n’y a pas de raison que cela s’arrête là. je dois, malgré les années, me raisonner pour ne pas paniquer. Douter de ce que l’on est, cela permet de se maintenir à un certain niveau de créativité, se dire que rien n’est jamais acquis et continuellement se prouver à soi-même que le fait de continuer doit être justifié par la capacité à se surprendre et à ne jamais se caricaturer ou tomber dans la redite.

Au temps des grands bilans, que voudriez-vous  que l’on retienne de vous, Alain Chamfort ?

Je crois qu’il faut que les chansons parlent d’elles-mêmes. Si les gens sont touchés par ce que je fais, cela en dit déjà long , cela veut dire qu’ils sont réceptifs à ce que je propose et ce que je propose est une grande partie de ce que je suis. Cela me convient largement. Cela suffit à me contenter totalement.

propos recueillis par Greg Bod

Le Désordre Des Choses est sorti le  20 avril dernier chez PIAS. Si vous cherchez une forme de liaison entre Etienne Daho et Albin De La Simone pour une Pop toute en profondeur et en légèreté en trompe-l’œil, ce nouveau disque d’Alain Chamfort est pour vous.
Choisissant de ne pas choisir entre des tentations mélancoliques et des fièvres originelles, Alain Chamfort signe un disque vert d’un homme mûr mais attentif aux autres. Celui d’un homme dont l’empathie à ses prochains se ressent de manière diffuse dans ses chansons. Car un chanteur n’est jamais l’auteur d’une seule chanson, Manureva pour Chamfort mais l’élément versatile d’une oeuvre en construction dans le tourbillon d’un doute perpétuel mais nécessaire. C’est sans doute pour cela que l’on aime tant Alain Chamfort car, à travers ses fragilités, il nous ressemble un peu.

Alain Chamfort – Le désordre des choses
[Pias Le Label]
Date de sortie : 20 avril 2018