Petites histoires de la musique : L’émergence de la world music et Tony Scott

Et si nous tissions des ponts entre des genres musicaux pour mieux comprendre et connaître la petite histoire qui forme les grandes épopées.

Et si pour mieux comprendre et apprécier une œuvre, il fallait pouvoir la remettre dans son contexte, dans son temps, dans sa période. C’est un peu à cela que nous vous invitons à travers cette nouvelle rubrique. A partir d’un disque relevant d’une actualité immédiate ou non, on cherchera à comprendre d’où vient l’inspiration du musicien, quels sont ses héritiers possibles. De disques obscurs à des œuvres universellement connues et reconnues, nous tenterons d’analyser ce qui a fait ces objets sonores.

On pourra aussi bien évoquer le Jazz, la musique classique ou néo-classique, la contemporaine mais aussi des sous-genres, des excentricités stylistiques comme l’Exotica ou le Space Age Pop pas seulement dans une volonté  critique mais aussi et surtout pour mieux en comprendre la richesse et parfois les extensions.  Forcément, on s’appuiera sur un disque référentiel pour mieux en appréhender les codes. Pas de velléité musicologique un brin prétentieuse ici mais plus une soif de découverte à tarir.

Le Jazz comme tous les genres musicaux aux ramifications protéiformes peut intimider celui qui s’y aventure pour la première fois, pourtant comme toutes les grandes écoles musicales, il n’y a pas UN Jazz mais mille. Chacun peut donc y trouver sa couleur et chaussure à son pied, délices adéquats pour ses oreilles et son esprit. On ne reviendra pas ici sur l’histoire du Jazz que l’on connaît déjà, de son émergence des musiques « nègres », de leur rencontre avec la musique classique, de leur affranchissement d’avec le Swing.

Tony Scott est le plus bel exemple pour résumer l’esprit de cette chronique. Né Anthony Sciacca en 1921 et mort en 2007, il débute sa carrière de clarinettiste  en accompagnateur de Sarah Vaughan et de Billie Holiday. Il mêlera assez vite dans ses propres compositions les fruits de sa curiosité pour les musiques folkloriques et et les philosophies asiatiques. Venu du Be Bop, il deviendra l’un des fondateurs incontestés de ce que l’on n’appelle pas encore la World Music et le mouvement New Age.

En 1959, il découvre l’Asie du Sud-Est. Quelle aurait-été la carrière de l’américain sans cet événement ? On ne saurait le dire mais certaines pistes sont toutefois possibles. Les temps des grands orchestres comme celui de Benny Goodman sont sur le déclin et la clarinette devient un instrument moins employé dans le Jazz de l’époque. Entre temps, le Jazz des origines, le New Orleans, a été délaissé pour une musique plus éclatée et peut-être plus cérébrale. Ce n’est pas encore la révolution du Free Jazz mais cela l’annonce déjà.

Quatre ans plus tard, en 1964, le label Verve sort Music For Zen Meditation, résultat d’une collaboration entre Tony Scott et des musiciens japonais, Hōzan Yamamoto au shakuhachi, une flûte traditionnelle et Shinichi Yuize au koto. Sans le savoir, ils viennent de créer le premier disque du mouvement New Age et l’une des pierres fondatrices de la World Music.

Revenons sur les termes. Le mouvement New Age s’est réellement affirmé dans les années 70. On peut le considérer comme un courant de religiosité, diffus et multiforme, né aux États-Unis  et qui annonce l’entrée dans un âge nouveau de l’humanité, l’ère du Verseau. Il s’inspire de l’ésotérisme, de la théosophie, de croyances extraordinaires propres à d’autres groupes religieux contemporains. Bien sûr, le terme peut faire frémir avec ses déclinaisons sectaires mais dans le cas de Tony Scott, il est avant tout la preuve d’un intérêt sincère pour la culture asiatique et la spiritualité hindoue.

Concernant la World Music, on ne la confondra pas avec les musiques folkloriques primitives. Elle serait plus le point de rencontre entre la modernité du Jazz, du Rock avec des influences anciennes.  Prenons l’exemple d’Artus ou de Superparquet du label Pagan Music qui puisent dans des influences du Folklore pour les faire entrer en collision avec le Post-Rock ou la musique électronique.  On considère que l’on peut faire remonter les premiers enregistrements historiques constatés de World Music à 1880 et ces bandes d’un ancien genre musical brésilien, le Choro qui a réussi la fusion entre les influences mélodiques et harmoniques européennes et les accents rythmiques africains. Le compositeur brésilien Heitor Villa-Lobos portera à leur perfection ces Choros.

Initié au 19ème siècle par des artistes aussi divers que Théophile Gautier, Eugène Delacroix ou Lord Byron, l’orientalisme a marqué durablement les esprits. Au 20ème siècle, il délaisse le moyen-orient pour l’Asie se délestant au passage d’une couleur locale convenue pour mieux appréhender une civilisation dans sa globalité.  Sans doute que les philosophies orientales répondent bien à cette envie d’abstraction et de dépouillement que l’on retrouve à cette époque-là (la moitié des années 60)  dans les musiques d’avant-garde. De son mentor, le saxophoniste Ténor Ben Webster, Tony Scott a conservé une suavité tranquille et accueillante. On l’entend tout au long de ce disque intemporel avec son jeu impressionniste et volontiers elliptique.   On ne sera pas surpris de savoir que le disque a été réédité il y a quelques années par le label Windham Hill souvent associée à la musique new age mais dont nombre de ses signatures, le pianiste George Winston, le compositeur Mark Isham et le guitariste David Torn, tous les deux collaborateurs de David Sylvian proposent des musiques bien plus complexes et passionnantes que l’image que l’on se fait du mouvement New Age. Et si Tony Scott se révélait comme une passerelle entre l’abstraction d’un Satie et la spiritualité d’un Brian Eno ?

Tony Scott rencontre donc la culture orientale en 1959 grâce à sa rencontre avec Shinichi Yuizke après 3 mois de retraite spirituelle dans un temple hindou. La rumeur dit que lors d’un premier séjour en Asie au début 1959, il fût pris pour un espion américain, emprisonné et torturé pour cela. Il restera marqué à vie par cette expérience et tentera de réparer ce traumatisme dans un approfondissement de sa connaissance de la culture asiatique.  Music For Zen Meditation en fût donc le résultat. Ces enregistrements furent faits en une seule prise, totalement improvisées, les neuf pièces semblant se répondre entre elles. Ce qui rend ce disque si moderne, c’est que l’improvisation n’existe pas dans la culture musicale japonaise et c’est ce qui lui donne cette tonalité finalement si « Jazz ». Il y a dans ces pièces une évidente volonté transcendante. Il prolongera cette expérience avec les The Indonesian All Stars le temps d’un  Djanger Bali en 1967 et surtout Music for Yoga Meditation and Other Joys  en 1968 qui se veut un exact complément à son aîné de 1964. Il continuera son exploration d’une fusion entre rythmes africains, Jazz et musique électronique. Sans aucun doute, Music For Zen Meditation reste sa plus belle réussite.

Et si sans le savoir, Tony Scott était à l’origine d’un intérêt grandissant pour les musiques orientales que l’on verra grandir dans les années 60 et 70. Des Beatles qui travailleront avec Ravi Shankar à Arrington de Dyoniso (plus près de nous) qui se réapproprie un folklore imaginaire d’Indonésie, Tony Scott compte quelques héritiers plus ou moins revendiqués.  Four Tet, par exemple, qui n’hésite pas à sampler After the Snow, the Fragrance sur Parks, un titre extrait de Pause (2001). On retrouve des traces de l’orientalisme de Tony Scott chez Japan ou encore David Sylvian mais aussi dans le mouvement électronique et ses ramifications dans la Transe psychédélique Goa en particulier. Et quitte à être purement subjectif, ne peut-on entendre quelques filiations entre Music For Zen Meditation et Dell’Universo Assente (1977) du pianiste italien Luciano Cilio ?

Bien sûr, l’héritage le plus direct est à aller chercher du côté du trompettiste Jon Hassell à mi-chemin entre Ambient et musiques du monde ou encore les productions du label munichois  ECM  qui se définit comme le plus beau son après le silence. Pensons à Stephan Micus, Jan Garbarek ou Arve Henriksen. Une texture à la fois érudite, transparente et foisonnante.

Affranchie de toutes frontières ou de tout cloisonnement stylistique, la musique de Tony Scott est avant toute chose une ode à la liberté, à la seule liberté.

Pour poursuivre votre découverte, procurez-vous le documentaire de Franco Maresco, Io Sono Tony Scott (2010), un bel hommage à un personnage complexe.

Greg Bod