The Americans : une grande série un peu ignorée

The Americans, série étonnante qui n’a guère recueilli l’adhésion du grand public, mais que de nombreux fans classent parmi les grandes réussites de la série télévisée contemporaine, s’est terminée au bout de 6 saisons en 2019. Il est temps de revenir sur ce véritable OVNI dissimulé derrière des apparences un peu (trop) sage.

The Americans Saison 6
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S’il y a eu une première réussite indiscutable dans The Americans, série politique et paranoïaque lancée initialement dans la lignée du succès d’un Homeland, c’était la formidable crédibilité de la re-création des années 80, loin de tout folklore rétro : nous qui avons eu 20 ans et plus en ces années qui paraissent tellement étranges vu du XXIè siècle – guerre froide (le thème de la série, donc…), pas d’ordinateurs portables, pas de téléphones cellulaires ! – avons presque du mal à croire que nous vivions ainsi, sans Internet ni accès immédiat aux personnes et aux informations. Mais cette difficulté d’accès « à la vérité » est évidemment un terrain fertile pour une fiction d’espionnage, où, inévitablement, tout est trouble, indécis, rien ni personne n’est fiable, et où la survie dépend du jugement de chacun et de sa capacité à prendre les bonnes décisions à partir d’intuitions. Le coup de génie des scénaristes de The Americans a été d’oser ajouter par là-dessus une bonne dose de conflits psychologiques et de tourments intimes, qui humaniseront progressivement les protagonistes, tout en brouillant de plus en plus les limites entre « Bien » et « Mal »…

The Americans S6« Humaine (malgré tout…) », la série l’est aussi parce que l’un de ses (nombreux) thème sous-terrain est celui de la filiation, de l’héritage que l’on peut (ou pas) transmettre à ces enfants quand une large partie de notre existence est basée sur des faux-semblants, des mensonges : la situation de ce couple d’espions soviétiques infiltrés depuis des années dans la société américaine et que nous allons suivre pendant toute la série est évidemment extrême, mais les questions de croyance politique, de foi religieuse ou d’avenir « professionnel » des adultes, ou d’avenir « tout court » des enfants qui sont traitées de manières très exhaustives ici sont finalement universelles.

Mais ce qui sépare surtout The Americans du tout-venant sériel – la plupart des séries se délitant plus ou moins rapidement au fil des saisons – c’est qu’elle aura été une série « à mèche longue » : il lui aura finalement fallu 3 saisons qu’elle révèle sa grandeur, avant de devenir meilleure chaque année : ce basculement, ce gain en profondeur, en texture, survient vers la fin de la troisième saison, quand le monde des Jennings commence à s’effondrer malgré les prodiges de duplicité, d’ingéniosité et de sang-froid dont le couple fait preuve en permanence. L’accumulation de coups du sort inattendus, quelques meurtres qui laissent un goût beaucoup plus amer dans la bouche – il y a une indéniable montée dans l’horreur de la violence, même si elle restera largement sporadique, et ne deviendra jamais spectaculaire -, une entreprise de séduction menaçant de déboucher sur une relation pédophile, c’est déjà beaucoup… C’est au sein de la famille Jennings que le sol va définitivement s’ouvrir sous les pieds de nos « héros », et que va se poser la question – tellement moderne, en fait – de notre identité et de nos croyances profondes au sein d’un monde de mensonges et d’illusions, d’une réalité de plus en plus illisible et illusoire. En usant largement d’ellipses qui ouvrent des béances dans le récit, en renonçant à la facilité des suspenses à haute tension, pour privilégier un lent et douloureux effondrement de Phillip Jennings (Matthew Rhys, régulièrement bouleversant malgré sa retenue et son auto-contrôle permanent de professionnel de l’espionnage) vers le doute, The Americans fera preuve dans sa seconde moitié d’une maturité qui est bel et bien la marque des grandes séries.

Le choix de l’équipe de Joseph Weisberg (un ancien de la CIA, semble-t-il) de s’intéresser en parallèle et au fonctionnement du FBI, à travers le personnage assez ambigu malgré sa candeur de l’agent Beerman (Noah Emmerich fait mouche avec son air constamment embarrassé), et à celui des services secrets soviétiques « officiels » à l’Ambassade d’URSS, offre également une intéressante mise en perspective du travail souterrain des infiltrés. Le fait que toutes les histoires individuelles que nous conte The Americans finissent soit tragiquement, soit au moins très mal, confirme le propos de la série : une vie de mensonges et de manipulations, même pour les meilleures raisons du monde (l’amour de la patrie, la protection de sa famille, la « paix dans le monde »…), s’apparente à un interminable séjour dans les flammes de l’enfer. La fin brutale, implacable même, de toutes les illusions (la mort de Nina, l’effondrement du mensonge du mariage de Martha, le destin terrible d’Oleg, la débâcle de la vie amoureuse et familiale de Stan, la réalisation par les « infiltrés » que le « Vieux Pays » a changé et ne méritait pas tous ces sacrifices…), se trouve superbement signifiée par une tristesse constante des situations, qui tend même dans les meilleurs moments à une sorte d’hébétude désespérée.

Avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir, le basculement des relations politiques entre Ouest et Est, les conflits à l’intérieur même du KGB, les repères et les certitudes politiques ont fini par voler en éclats. Bienvenue dans un monde où il n’y a aucun salut possible, entre le consumérisme sans âme américain et l’idéologie criminelle du communisme : c’est cette perte vertigineuse de sens – un peu comme chez Le Carré d’ailleurs, mais de manière plus triviale quand même – que Weisberg place alors au cœur de sa série, qui prendra au final un petit air de Sopranos… ce qui n’est pas un mince compliment !

The Americans Saison 6
© Eric Liebowitz/FX

Car la conclusion de la dernière saison, et donc de la série, est terrible : la vacuité de tous les meurtres et de tous les sacrifices qui ont peuplé toutes les années d’activité de nos « Américains » leur explose littéralement à la figure. Et, si l’on excepte une scène de confrontation finale avec Stan qui manque un peu de force (on atteint là les limites de ce qu’un bon scénario peut faire quand il n’est pas mis en scène par un réalisateur talentueux…), le dernier épisode est une lente et douloureuse plongée dans la nuit, qui arrive à être morale sans être pour autant moraliste ni manichéenne.

Une fin qui permet à cette série pas assez regardée de rejoindre le peloton de tête des grandes séries adultes… De celles qu’on quitte avec regret et qu’on n’oubliera pas de si tôt.

Eric Debarnot

The Americans (2013 – 2018)
Série américaine de Joseph Weisberg
Avec : Keri Russell, Matthew Rhys, Noah Emmerich, Holly Taylor, Keidrich Sellati…
75 épisodes de 45 minutes en 6 saisons