[Interview] The Saxophones

Aprés Songs Of sorti en 2018, le duo américain The Saxophones constitué d’Alexi Erenkov et de son épouse Alison Alderdice revient avec Eternity Bay. Typiquement le genre de disque qui nous laisse dans une interrogation de bon aloi, un pied dans la continuité, un autre dans le total renouvellement. Comment rester dans la constance d’un son sans jamais se répéter, se mettre en danger sans oublier le confort de l’écoute ? On a échangé de tout cela et de bien plus encore avec les deux intéressés.

Crédit photo : Conner Sorenson

Benzine : Alexi Erenkov, après Songs Of, le premier album de The Saxophones sorti en 2018, vous revenez avec Eternity Bay qui poursuit la recherche entamée sur le disque précédent, à savoir une légèreté en trompe l’œil qui cache mal une profondeur et des interrogations existentielles. Quel a été le point de départ de ce disque ?

Alexi Erenkov : Je ne pourrai pas définir précisément ce qui a été le point de départ de ce second disque mais peut-être que mes premières chansons sur les Ep et le premier album traitaient plus de mes relations personnelles et je crois qu’Eternity Bay parle finalement moins de moi  et plus de la vie et de la mort en général. J’ai voulu élargir le champ de la perspective, j’imagine qu’inconsciemment j’ai été influencé par la grossesse de notre premier enfant et sa naissance bien sûr. Le disque est sans doute moins autocentré, moins égoïste que Songs Of.

Benzine : Pour poursuivre mon analyse, les termes les plus employés pour évoquer votre musique sont quiétude, cool, été. Pourtant si je vous dis qu’ll se dégage de votre mélancolie comme une tristesse sous-jacente, une crainte de la perte à venir, qu’en pensez-vous ?

Alexi Erenkov : Oui, bien sûr, j’adore cette idée de distiller des thèmes plus sombres mais de toujours les planquer derrière une espèce de camouflage de douceur et de tranquilité. J’aime les musiques plaisantes à écouter mais chargées d’une profondeur qui ne se proclame pas. C’est ce que j’essaie de faire avec les Saxophones.

Alison Alderdice :  Il n’y a rien d’intentionnel dans la démarche d’Alexi. C’est le résultat inconscient, la matière qu’il tire de ses voyages à travers le monde et de son rapport aux autres. Les parents d’Alexi sont des russes exilés aux Etats-Unis et c’est vrai que notre entourage se demande toujours comment Alexi peut être une personne aussi enthousiaste et optimiste quand on connaît son parcours familial et son histoire. Alexi est vraiment un mix de deux cultures, la culture russe et la culture américaine. Je crois que l’on retrouve cela sur le disque, cette interrogation sur comment se projeter dans le monde accompagnée de cette envie de plaisir et de confort. Eternity Bay ne cesse de faire la bascule entre une volonté optimiste et un arrière-plan plus sombre, je crois que cela vient en partie de cette double culture qui constitue totalement Alexi.

Benzine : Dans vos textes, derrière cette légèreté en trompe l’œil, vous abordez les rapports de filiation, la parentalité, la foi et les rêves avec une démarche presqu’impressionniste qui m’évoque le cinéaste Jeff Nichols (Take Shelter, Mud…) ou encore Randy Newman avec le cynisme en moins et plus de tendresse pour les scènes de votre vie que vous dessinez. Vos disques ressemblent finalement plus à des pages d’un journal intime. Avec Songs Of The Saxophones, On découvrait comme un journal intime d’une relation amoureuse, la votre avec votre épouse. Avec Eternity Bay, on a le sentiment que vous élargissez le propos tout en restant dans cette contemplation de votre intimité ?

Alexi Erenkov : Take Shelter est un film passionnant qui m’a beaucoup marqué car je crois que l’on peut avoir également une esthétique dans la musique et Jeff Nichols est assurément un esthète, je me retrouve beaucoup dans sa perception des paysages. Pour revenir à cette notion de journal que vous évoquez, la musique vient toujours chez moi dans ces petits instants d’intimité, souvent au petit matin. Je me mets à la guitare chaque matin alors que le jour n’est pas encore tout à fait levé et je joue quelques notes sans trop savoir où je vais, parfois j’en griffonne quelques notes dans un carnet, une sorte de journal intime en somme. Je laisse ma conscience en totale liberté dans ces moments-là, rien n’est calculé, les notes et les mots s’écoulent. Je passe toujours par ce rite-là, cette nécessité d’évacuer dans un premier temps, les idées fusent et dans un second temps, j’y mets de la forme et je juxtapose différentes idées. Eternity Bay n’est finalement qu’une métamorphose des idées de mon petit carnet.

Benzine : Jusqu’à présent, on avait le sentiment que la musique des Saxophones était l’émanation d’un seul individu, vous, Alexi Erenkov. Avec Eternity Bay, si je vous dis que l’on sent l’émergence d’un groupe, êtes-vous d’accord avec ce ressenti ?

Alexi Erenkov : J’ai écrit la plupart des chansons tout seul de mon côté mais j’ai incorporé beaucoup plus d’idées de mes partenaires, en particulier quand nous nous sommes retrouvés à enregistrer le disque. Alison, en particulier, a apporté beaucoup plus d’éléments rythmiques que sur Songs Of. Richard Laws, notre bassiste, a travaillé énormément sur les arrangements des synthétiseurs. A partir de ce moment-là, cela a été comme un robinet que l’on ouvre, chacun a apporté ses idées, Cameron Spies à la production nous a proposé plein d’idées et nous a donné des directions à prendre en particulier dans le mixage. On n’était pas vraiment comme un groupe qui répète mais je crois que j’ai plus ouvert la voie aux autres pour leur permettre de s’inscrire dans le processus de création finale J’en viens à me demander si ce n’est pas non plus lié au fait d’avoir des enfants désormais, j’avais peut-être moins de temps pour composer et il me fallait déléguer (Rires). Je m’imagine bien disant à l’équipe qui a enregistré ce disque : « Pitié, aidez-moi à rendre ce disque meilleur, je manque de temps avec les gamins dont je dois m’occuper ! » (Rires). Plus sérieusement, je crois que cette plus grande ouverture dans le processus de création a été très bénéfique à Eternity Bay.

Alison Alderdice :  Le travail sur Eternity Bay a été beaucoup plus collaboratif que sur Songs Of, c’est certain. C’est l’acte de naissance d’un groupe, d’un vrai groupe. Les étapes de l’enregistrement ont été des moments de pur plaisir où je crois que chacun a trouvé sa place et son utilité, tout cela en s’appuyant sur les structures des morceaux d’Alexi pour mieux leur rendre justice et leur donner vie.

Benzine : Sur ce nouveau disque, vous tentez de nouvelles pistes avec des morceaux plus orchestrés qu’habituellement. Pensez-vous que The Saxophones sera un groupe qui évoluera lentement dans le détail ou avez-vous envie de bousculer vos habitudes à l’avenir ?

Alison Alderdice :  Oh que oui, Alexi se pose mille questions mais je crois que c’est de cette indécision que naît la singularité de notre musique. Je me rappelle de l’entendre critiquer chacune des chansons de ce nouveau disque quand il a commencé à les écrire. « Oh, celle-là est trop proche de ce que j’ai fait sur Songs Of, celle-là il lui manque tel ingrédient, celle-ci, elle n’est pas aboutie. » Je l’écoutais mais en même temps j’étais face à ces chansons qui déjà, alors qu’elles n’étaient qu’à l’état d’esquisse, dégageaient une telle force, une telle singularité. Alexi a une véritable esthétique musicale mais qu’il ne cesse de faire évoluer.

Alexi Erenkov : Incorporer de nouveaux éléments, c’est toujours problématique pour moi car j’ai la crainte du changement et en même temps je sais que c’est nécessaire et que cela n’a rien de dramatique. J’ai cette crainte constante de me perdre. (Rires)

Benzine : Si je vous dis Noah Georgeson ?

Alison Alderdice :  Noah a mixé le disque, il a passé énormément de temps à discuter avec nous du projet avant, pendant et après l’enregistrement. On ne se rend pas compte, vu de l’extérieur mais le mixage contribue à créer l’identité générale d’un disque. Un bon mixage se fait oublier mais il implique pour celui qui le fait de bien comprendre et bien connaître les musiciens. Noah a cette intelligence-là.

Alexi Erenkov :  On était très excités à l’idée de travailler avec lui, un peu intimidés aussi au début. On était presque dans une démarche de fans à vouloir travailler avec lui. Il a travaillé sur tellement de disques que nous chérissons, je pourrai citer Devendra Banhart ou Andy Shauf. Il s’est formé avec Terry Riley ou encore Pauline Oliveros. On était très intimidés au début mais la glace a été brisée quand on s’est rendu compte qu’il était aussi intimidé que nous.

Benzine : Je trouve qu’il y a une belle ironie de l’histoire quand on connaît l’origine du nom du groupe, The Saxophones quand on voit la présence toujours plus importante des instruments à vent et des cuivres dans votre musique ?

Alexi Erenkov :  C’est vrai que c’est assez ironique car j’ai appelé le groupe comme cela au départ en partant d’une blague. J’ai un parcours universitaire en tant que musicien et à un moment j’ai totalement rejeté le saxophone qui est mon instrument principal, je n’en pouvais plus de sa sonorité J’avais l’impression d’être piégé dans une catégorie. J’avais appris comment en jouer, comment maîtriser techniquement mon instrument mais j’avais l’impression de ne rien en tirer d’original. C’est différent désormais, j’ai évolué et je crois que j’ai trouvé une manière (un peu à moi) d’employer les instruments à vent et le saxophone en particulier, je vais piocher dans tous les genres et pas seulement le Jazz. Je ne me sens plus piégé à me croire dans une étiquette de musicien de Jazz ou de compositeur, j’ai élargi le champ d’horizon.

Alison Alderdice :   Quand on s’est rencontré, Alexi jouait beaucoup du saxophone, il m’a d’abord charmé par son jeu de saxophone. Imaginez sa déception quand je le « suppliais » de jouer du saxophone alors qu’il n’en pouvait plus de cet instrument (Rires)…

Benzine : Si vous permettez je vais vous citer :

I began to dwell on ‘the human appetite for novelty, for throwing out all that came before, whether good or bad. Always starting over. Maybe this time I’ll write the song that finishes all songs.

J’ai commencé à m’attarder sur  » l’appétit humain pour la nouveauté, pour jeter tout ce qui a précédé, qu’il soit bon ou mauvais « . Toujours à recommencer. Peut-être que cette fois j’écrirai la chanson qui finit toutes les chansons

Vous parlez ici de cette chanson définitive, peut-être parfaite, du moins de cette perfection que vous recherchez. Souvent, les artistes sont à la recherche du grand disque qu’ils pensent ne pas avoir encore fait, en éternel insatisfait. Qu’est ce qui manque selon vous à vos deux disques pour en faire le grand disque que vous recherchez ?

Alexi Erenkov :  Quitte à paraître pompeux ou pour dire une évidence que j’assume, je crois que c’est surtout une quête éternelle. Maintenant qu’il est terminé, je suis très satisfait du résultat final pour Eternity Bay. La chanson parfaite est inatteignable, ce qui est atteignable c’est d’évoluer. Le fait de travailler de manière plus collective m’aide à m’améliorer car j’ai toujours cette tentation de tout faire tout seul. On est tous très marqués par cette image, ce cliché du musicien qui compose, qui enregistre, qui joue de tous les instruments tout seul pour créer une œuvre unique. Je suis moi-même tombé un peu dans ce piège, ce cliché. J’ai compris désormais que le travail avec d’autres musiciens est plus que profitable  pour sa propre musique. Il n’y a rien de plus difficile à faire que de créer une œuvre personnelle en s’entourant d’autres personnes, c’est ce qui rend le processus encore plus précieux.

Benzine : Il y a dans vos disques ce je ne sais quoi de mélancolique mais aussi de désuet, en dehors des modes et du temps que l’on retrouve jusque dans vos références. Eden Abhez, Martin Denny ou encore David Lynch. Cette vision d’une Amérique fantasmée et idéalisée qui cache mal ses tourments et ses douleurs comme le personnage de Blue Velvet. Je sais aussi que l’écoute d’un titre d’Angelo Badalamenti a été la source d’un facteur déclencheur pour vous. Qu’est ce que vous trouvez dans ces périodes-là, les fifties et les sixties que vous pensez que notre époque a peut-être perdue ?

Alexi Erenkov :  J’ai une véritable nostalgie pour les années 50, elle est forcément idéalisée mais aussi un peu ambivalente comme la période l’était elle-même. Bien sûr, je suis conscient que les années 50 ont été une période difficile aussi bien pour les Etats-Unis que le reste du monde. Ici aux Etats-Unis, la ségrégation raciale sévissait pleinement avec ces privilèges accordés aux blancs et la dénégation de la population noire américaine. Je n’idéalise pas et je ne romantise pas les Fifties mais si on laisse cela de côté, du moins si on le peut, on est émerveillés par la musique et la mode qui se mariaient si bien ensemble. C’est comme si tout se coordonnait mieux ensemble d’un point de vue esthétique.

Alison Alderdice :   Les années 50 avaient le souci du détail d’un strict point de vue esthétique. Prenez des vieilles photos de cette période-là, elles ont un sens esthétique évident. On y sent une humeur, un caractère si spécifique, quelque chose qui vient du Jazz, des crooners, de l’Exotica. Les images des 30 dernières années seront interchangeables pour celui qi les regardera dans une cinquantaine d’années. Les années 50 ont une identité unique comme si le monde était plus beau en apparence. On venait de traverser les années 40, une guerre mondiale, la découverte des camps de la mort. C’est comme si cette décennie était un souffle nouveau, comme un coureur qui reprend son souffle, comme un calme avant une nouvelle tempête, un temps de répit, du moins en apparence. C’est tout cela que l’on peut voir dans une image des années 50.

Alexi Erenkov :  C’est David Lynch qui a peut-être le mieux compris les années 50. Derrière cette apparence très propre, « manucurée » j’ai envie de dire, sont enfouies plein de choses horribles. Tout paraît resplendissant, presque lisse dans cette société rieuse et en même temps oppressante mais l’arrière-cour cache plein de secrets terribles, de tentations et de tabous. C’est également cet envers du décor qui m’intéresse dans les années 50.

 Benzine : Vous avez une formation universitaire dans la musique et votre culture de référence se situe plus du côté des instruments à vent, des cuivres en particulier et sans doute du Jazz. Si je vous dis que The Saxophones renvoie quelque part à cette période bénie ou jazz et pop se côtoyaient, je pense à Eden Ahbez en particulier sur le premier disque, qu’en pensez-vous ?

Alexi Erenkov :  On me cite souvent Eden Ahbez en référence possible de The Saxophones. C’est amusant car je n’ai découvert son travail que très récemment, j’adore particulièrement Eden’s Island (1960). Ce que j’aime particulièrement dans ce type de disque et ce qui est, à mon avis, caractéristique des années 50, c’est de ne pas vouloir s’enfermer dans des genres musicaux mais de prendre un peu partout ce qui conviendra à une chanson.

Les artistes ce cette époque-là n’hésitaient pas à s’inspirer du Jazz mais aussi des musiques folkloriques traditionnelles. Eden’s Island en est le plus bel exemple. Cela me parle totalement, je n’ai jamais été tenté par les stéréotypes qui enferment. Faire de la musique c’est se dégager de cela au contraire. Eden Ahbez est une forme de synthèse entre un travail rythmique héritée de Moondog et la Pop, c’est un peu ce type de mariage que je tente avec The Saxophones.

Benzine : Revenons aux débuts du projet The Saxophones, vous êtes en couple avec Alison depuis une dizaine d’années, vous avez d’abord composé vos titres en solo. Qu’est-ce qui a provoqué votre envie de constituer ce duo musical ?

 Alexi Erenkov :   Tout d’abord, j’avais surtout besoin d’un batteur (Rires). En plus, je n’ai jamais aimé jouer de la musique avec des personnes que je connais mal. Je voulais aussi être plus proche d’Alison. En plus, par chance, elle a appris les rudiments de la batterie quand elle était toute petite mais elle n’a pas poursuivi. A cette époque-là, ma musique était très simple techniquement, je jouais des choses à la Daniel Johnston. J’ai du avoir un relent un peu Punk, type D.I.Y et j’y suis allé au culot avec Alison, je lui ai dit : « Tu pourrais jouer de la batterie, c’est pas grave si tu ne l’as pas vraiment étudié, tu peux en jouer comme ça spontanément de manière brute. » Alison avait déjà une expérience de théâtre et donc de la scène qui l’a aidé à dépasser ses inhibitions. Je voulais avant toute chose avoir un groupe qui soit composé de personnes que j’aime, des gens importants pour moi.

Alison Alderdice :   Autant vous dire que j’y suis allé à reculons. C’était très excitant et en même temps très effrayant. En plus cela correspond à une période de ma vie où j’étais totalement absorbée par mes études universitaires. D’un côté, j’étais dans le confort d’études très académiques et de l’autre dans cette prise de risque permanente que comportait mon activité musicale. C’était très contrasté. J’avais vraiment l’impression d’être un imposteur. Un jour de Saint Valentin, Alexi m’a offert un kit de batterie très basique et pas cher du tout. En plus de me pousser à continuer la musique avec lui, c’était une manière très détournée de sa part de me faire comprendre l’importance que j’avais à ses yeux. Avec le recul des années, je ne le remercierai jamais assez pour ce cadeau car depuis j’ai compris la place prodigieuse qu’avait la musique et The Saxophones dans notre relation amoureuse.

 Benzine : Pourquoi avez-vous eu besoin de cette longue macération pour présenter votre musique au public ?

Alexi Erenkov :    Comme l’a déjà dit Alison, nous étions tous les deux très pris par nos études universitaires. J’aurais aimé avancer plus vite, j’ai toujours eu et j’ai toujours du mal à accélérer les choses. Depuis peu, j’ai appris à travailler plus vite. Tant qu’on n’avait pas un public qui nous suivait et que l’on était sans pression, c’était plus facile d’avancer à notre propre rythme. Le fait que des gens s’intéressent à ma musique, cela a aussi contribué à me sortir de mes habitudes de travail. Aujourd’hui la pression vient de l’attente possible du public, avant le premier album, je me mettais une pression personnelle à vouloir affiner mon son, à améliorer mon jeu et les paroles.

Alison Alderdice :   C’était très dur au début de gérer une vie universitaire avec une vie de musiciens et une vie de couple. Maintenant, nous avons deux bébés, je ne sais pas comment nous allons nous en sortir (Rires).

Benzine : Votre première sortie sous le nom de The Saxophones, l’ep If You’re On The Water  en 2016 pose le ton. Je pense en particulier à ce titre If You’re on the water où vous évoquez un drame familial. Vous pouvez nous en parler ?

Alexi Erenkov :   Cette chanson traite de trois thèmes sans vraiment des liens de causes à effets. Le premier, à l’époque où j’ai composé ce titre, Alison et moi vivions ensemble à Portland et Alison s’apprêtait à partir en Californie pour y poursuivre ses études. On allait être séparés pour les neuf prochains mois sans trop savoir ce qu’il allait advenir de notre relation. Je poursuivais mes études à Portland tout en continuant à travailler ma musique. On ne savait pas alors si nous étions dans une nouvelle étape de notre histoire commune ou à la fin de notre relation amoureuse. Quand est venu le moment pour Alison de partir en Californie, je l’ai accompagné pour l’aider à s’installer, mon père nous a invité à passer le week-end avec lui sur sa péniche. Avec mon père, on est parti faire un tour en mer avec un petit canot très rapide, on s’est crashé à notre retour, un accident de bateau terrible, je m’en suis sorti avec une fracture du col du fémur. C’est un autre bateau qui passait qui nous a secourus.  Après l’intervention, je suis resté quelques semaines à me remettre de mes blessures sur la péniche de mon père. Durant la même période, le meilleur ami de mon père s’est donné la mort. Cela a été terrible, le fait que tout cela s’accumule durant la même période, c’était absolument surréaliste. En plus ce que j’ai oublié de dire, c’est que même si ma fracture c’était déjà très grave, vu les circonstances de l’accident, cela aurait pu être bien pire. Mon père comme moi, on a senti le souffle de la mort passer sur nous ce jour-là et ne pas nous prendre pour le faire quelques semaines plus tard avec son ami.

Alison Alderdice :   Cet accident aurait pu être bien plus dramatique. Ils étaient très loin de la côte et on les a retrouvés très tard au milieu de la nuit en hypothermie. C’est un miracle qu’ils ne soient pas morts ce jour-là.

Alexi Erenkov :   j’ai eu le sentiment de vivre une expérience de mort imminente, je nous revois avec mon père entre conscience et évanouissement au milieu de l’océan. Quand on a vu les secours approcher, on a compris que l’on allait traverser des moments très douloureux mais que l’on revenait vers la vie. On était encore des gamins, Alison et moi, on avait à peine 22 ans, bien sûr, on avait perdu des proches, des membres de la famille de maladies mais c’était la première fois que l’on était confrontés à la mort aussi frontalement. Et puis, le suicide de l’ami de mon père, c’était encore autre chose. Un suicide comme celui-là, c’est une violation de ce que vous attendez dans la vie, de ce que vous pouvez en espérer, un rejet absolu. Cela a été très dur à appréhender et à comprendre pour nous. Pour revenir à cette chanson, elle est à part dans notre répertoire car la grande majorité de nos morceaux hésitent en permanence entre légèreté et profondeur. Celle-ci a choisi son camp, elle est dans le domaine de la tragédie. Sa composition a été très simple car elle est le résultat des réminiscences des émotions que j’ai ressenties et partagées avec mon père alors que j’attendais les secours au milieu de l’océan. Je sais que cette chanson sera unique dans notre travail car c’est une expérience unique et j’espère bien ne plus vivre de drames comme celui-là.

Benzine : Vous pourriez nous parler de votre album fantôme que vous citez régulièrement en interview ? Qu’en reste-t-il sur ces deux disques ?

 Alexi Erenkov :   Rien, il n’en reste rien sur ces deux disques. Aucune des chansons qui composent cet album fantôme n’ont été intégrés sur les albums. Cela sonne très différent de ce que nous proposons désormais avec The Saxophones. IL y a encore plus d’instruments à vent, un tuba en particulier. Certaines chansons sont plus orientées Dance. Je crois que je ne savais pas trop où j’allais quand j’étais sur ce projet. Je ne le renie pas, je suis même assez content du résultat mais cela n’apporte rien à la discographie de The Saxophones.

 Alison Alderdice :   Je crois que le problème que rencontre Alexi avec ce disque, c’est qu’il lui semble un peu daté, il ne se reconnaît plus dans ce disque, il n’est plus dans le même état mental que celui qui a enregistré ces chansons. Si je dois donner mon avis et je peux me le permettre comme je n’étais pas impliqué sur ce disque. Je trouve que certaines  de ces chansons fonctionnent encore très bien, certaines sont même absolument bouleversantes. Alexi l’a enregistré avec les moyens du bord, cela sonne presque Lo Fi. Ma mère revient régulièrement à l’assaut avec Alexi car ce disque contient sa chanson préférée des Saxophones, elle ne l’a sans doute pas entendu depuis une dizaine d’années mais elle redemande régulièrement à Alexi de l’incorporer sur un Ep ou sur un de nos disques. Pour l’instant, Alexi tient bon.

Alexi Erenkov :  J’ai parfois pensé à exploiter certaines de ces chansons pour le troisième album, à les retravailler mais j’aurai l’impression de les trahir car vraiment je ne suis plus la même personne que celle qui les a enregistrées.

Benzine : L’émergence d’un son est souvent le fruit de rencontres. Si je vous dis The Ryan Scott Trio et le Splitty’s bar à New York, cela vous évoque quoi ?

Alexi Erenkov :    C’est un trio de Jazz mais surtout d’Exotica que nous avons découvert à New York. On allait les écouter jouer ce répertoire truffé de pépites Exotica. Ils faisaient des sets de 3 heures avec ces morceaux géniaux qui piochaient autant dans la Surf Music, le Jazz, l’Exotica. Alison a un peu étudié la batterie avec Robin MacMillan, le batteur du groupe. Ryan, le leader et guitariste  du groupe, est un véritable virtuose. Il nous a fait découvrir toute la richesse du répertoire de l’Exotica, des artistes un peu oubliés aujourd’hui comme Santo & Johnny. Ils contribuent à leur échelle à réhabiliter l’Exotica trop vite perçue comme une musique un peu facile. Ce sont des musiciens new-yorkais qui peuvent à peu près tout jouer à la perfection. Ce que j’ai retenu d’eux, c’est peut-être cette envie de reconstituer un groupe pour jouer en live et retrouver une énergie que l’on obtient que dans un échange réel entre les musiciens. Cet exemple du trio prouve toute l’importance de chaque individu qui contribue à forger un son.

Alison Alderdice :   Grâce à eux, on s’est intéressés à Martin Denny. C’est Robin qui m’en a conseillé l’écoute pour comprendre l’approche rythmique dans l’Exotica.

Alexi Erenkov :    Je connaissais déjà l’Exotica sans vraiment le connaître. Je le prenais pour un sous-genre, quelque chose de mineur et d’un peu anecdotique mais en m’y intéressant plus, j’ai pris conscience de la richesse de cette scène en particulier dans le travail sur les percussions. J’adore la variété des sons dans la musique Exotica, ces disques étaient enregistrés pour être écoutés sur des chaines HIFI, il y a un travail sur la matière sonore, sur l’espace, sur la place des instruments.

Benzine : Comme vous le dites souvent en interview, Songs of a été essentiellement composé dans l’intimité d’un bateau ou vous habitiez avec votre compagne Alison Alderdice. Pensez-vous que l’environnement dans lequel on compose de la musique est importante dans le résultat final ? En effet vous présentez souvent votre musique comme un dialogue intime. On n’est pas surpris donc que vous ayez conçu ce disque dans un espace clos et mouvant, ce qui rend votre monde assez impalpable.

 Alexi Erenkov :    L’espace a une grande importance pour moi, c’est vrai. Toutefois, pour Eternity Bay, nous avions déménagé, nous n’avions plus de bateau. Nous avions deux enfants à la maison, ce qui rend l’environnement quelque peu plus bruyant et vous force en retour à faire moins de bruit (Rires) Je gagne ma vie en donnant des cours de musique et je fais mes cours à domicile chez mes élèves. Cela va sans doute sonner moins romantique mais comme je me déplace pas mal en voiture pour mes cours, je profite des pauses entre les cours pour composer dans ma voiture (à l’arrêt bien sûr). J’aimerai tellement avoir à nouveau un joli bateau pour me créer un petit cocon de créativité, il va falloir vendre beaucoup de disques avec The Saxophones ou multiplier par mille les cours de musique que je donne pour se payer un chouette bateau. (Rires)

Benzine : Nombre d’artistes se retrouvent pris au piège de leurs influences. Ce n’est pas le cas pour Songs of qui est un disque lettré, cultivé, de quelqu’un qui se coltine ses références mais en tire ce qu’il a en lui, quelqu’un qui utiliserait ses références comme une sorte de tremplin, de stimulant. Une terre fertile dans lequel on creuse et on fait pousser ses propres germes. Qu’en pensez-vous ?

Alexi Erenkov :    J’essaie de ne pas copier un genre musical ou un autre et je m’inquiétais durant l’enregistrement quand je sentais que le son prenait des tonalités trop Fifties. Sur Eternity Bay, on retrouve cette production sur la batterie qui sonne très Fifties mais je voulais lui donner un côté un peu factice, que l’on sente que ce disque n’a pas été enregistré en 1953 par exemple mais bien en 2019. On ne pourra jamais égaler avec les enregistrements des années 50, la copie aurait forcément pâtie de la comparaison avec les originaux. La production sur le mixage est beaucoup plus fluide que ce qu’on aurait fait dans les années 50. Prenez Lamplighter qui ouvre Eternity Bay, la partie de batterie échappe au format Fifties, il y a un côté plus vaporeux, plus impalpable. La musique des années 50 avait une volonté de transparence et d’efficacité, je crois que l’on essaie plus de jouer sur les trompes l’œil dans notre musique. Je pars parfois des canons d’un genre et je m’amuse à le faire dériver, à jouer avec les périodes de l’histoire de la Musique.

Benzine : Vous dites être très inspiré par le Third Stream, ce courant musical qui tente une synthèse entre la musique classique européenne et le Jazz, des auteurs comme Bela Bartok ou Debussy qui s’inspiraient des musiques populaires européennes et du côté du Jazz des artistes comme Woody Herman ou Bill Evans faisant le chemin inverse vers la musique classique. Qu’avez-vous retenu de ces écoutes des disques de ce courant et quels disques nous conseillerez-vous ?

 Alexi Erenkov :    Cela va paraître un peu évident mais c’est sans doute les disques que j’ai le plus écoutés. Les disques de Miles Davis avec Gil Evans aux arrangements, un joyau comme Sketches Of Spain (1960). Le visionnage récent de La Vie Aquatique (2004) de Wes Anderson m’a permis de redécouvrir le travail de Sven Libaek qui a fait les musiques pour des documentaires animaliers dans les années 60. Il est assez proche du travail de Moondog, beaucoup de percussions, de compositions autour de la flûte. C’est un musicien plutôt inclassable, ni vraiment dans la musique de film, ni dans la library music, il est à lui tout seul un genre à part.

Benzine : Il y a une évidente dimension minimale dans votre musique et ce n’est pas Eternity Bay qui viendra contredire cette impression. Sur ce nouveau disque, on sent percer de nouvelles influences, je pense à la Bossa Nova, au tropicalisme de Milton Nascimento ou je ne sais pas si vous le connaissez, un artiste comme Rod McKuen et son disque The Sea en particulier. Cette économie dans le son cela a quel sens pour vous ?

 Alexi Erenkov :    Je ne saurai le dire, les choses sortent ainsi. Il n’y a aucun calcul. C’est dans ces structures minimales que j’ai l’impression de savoir et de pouvoir évoluer. Au fur et à mesure que nous vieillissons, notre vie se complique et nous avons toujours plus de responsabilités, d’obligations. La musique est comme un abri, un espace où nous simplifions tout, c’est peut-être de là que vient le minimalisme. On essaie de dire le plus simplement du monde ce que nous avons dans notre tête, que ce soient des notes de musique ou des mots. Cela nous permet aussi de prendre du recul, de clarifier les choses et si au passage cela peut faire sens pour l’auditeur qui daignera nous donner de son temps, c’est génial.

Benzine : Du côté des écrits également, il y a cette même envie de minimalisme. Vous partez du quotidien, pour ne pas dire de l’anecdotique pour évoquer la mort, la foi et le sens de la vie. Eternity Bay n’est jamais un disque manichéen, ni totalement sombre ni béat. Vous osez un peu d’humour par exemple sur New Taboo qui donne le ton d’un disque qui finit par ressembler à une suite de fragments d’instants et d’émotions très différentes qui donnent une grande authenticité à vos chansons. Vous reconnaissez-vous dans cette description ?

Alexi Erenkov :    Oui je m’y reconnais bien. Comme tout artiste, je pars de ma propre expérience, de ma perception du monde, de la généralité pour en faire du particulier qui au départ ne parle que de moi et mes proches et ne parle qu’à moi puis ensuite je rentre dans un second processus où j’épure, je tends vers une nouvelle étape de (re) généralisation, j’enlève les noms, les lieux, les sentiments trop appuyés. Quand on débute un titre, on est toujours tentés d’ajouter, d’emplir l’espace, de poser du contenu et des lieux pour rendre l’ensemble plus réel mais trop de détails parasite toujours la vision, trop en mettre impose une vue d’ensemble, pas assez empêche de s’y reconnaître. Le mélange est délicat et difficile à obtenir, on n’y parvient pas toujours, parfois on croit y être parvenu et le sens devient tout autre chez l’auditeur. La simplicité finit toujours par payer, j’ai peu appris mais ça je l’ai compris.

 Benzine : Avez-vous été surpris par l’accueil de Songs Of et comment vous sentez-vous alors que votre second disque, Eternity Bay sort ? On sait qu’un second disque est toujours une prise de risque pour un artiste.

Alexi Erenkov : Clairement, on a été très surpris par l’accueil du premier disque, l’enthousiasme soudain autour de notre musique. Cette réaction était très stimulante pour nous, un peu intimidante aussi bien sûr. On s’est mis un peu de pression sur le second disque mais finalement un peu de la même manière que pour Songs Of, on voulait simplement que les gens aiment les chansons d’Eternity Bay. On voulait progresser de disque en disque et que cela se ressente pour le public. Je suis très fier de ce nouveau disque, après, je pense que j’ai fait ma partie, le travail qui s’annonce avec la sortie du disque, cela concerne surtout le label, non pas que cela ne m’intéresse pas mais c’est surtout eux qui vont faire vivre le disque, on n’a plus beaucoup de prise là-dessus. On est dans une position d’attente à voir comment les gens vont réagir à ce nouveau disque. On est forcément un peu nerveux mais c’est surtout car on n’a pas fait de tournée depuis un long moment.

J’ai réécouté Songs Of il y a peu et dans mon souvenir il n’était pas aussi minimal qu’il est finalement. Il est assez dépouillé. Je trouve qu’Eternity Bay a plus de couleurs, plus accessible aussi et peut-être plus immédiat dans le plaisir d’écoute. Je crois que l’atmosphère de Songs Of était peut-être plus froide et distante alors qu’Eternity Bay est plus chaleureux. J’aime toujours beaucoup Songs Of, je le trouve un peu étrange car je m’y expose assez clairement, ce qui ne me ressemble pas. J’y ai fait des choix assez fermes aussi en termes de production. J’avais finalement assez de confiance en moi pour me tenir fermement accroché à mes choix esthétiques. Cela m’a sans doute permis de me sentir légitime à travailler plus dans une dimension collective sur Eternity Bay. C’est toujours plaisant de réécouter ce que l’on a fait car on finit par oublier comment on l’a composé, comment on l’a enregistré, comment on l’a produit. On finit toujours par réinventer l’histoire et le fait de réécouter le disque remet les horloges à l’heure. Concernant mes enregistrements plus anciens, je suis souvent assez peu critique avec eux car je ne suis plus la même personne, c’est un peu comme de retomber sur un vieux journal de votre adolescence et de sourire avec tendresse de votre naïveté passée. Ce n’est jamais vraiment embarrassant mais c’est bon parfois de se replonger dans le passé.

Alison Alderdice :   Je me rappelle des propos d’Alexi alors que nous finissions d’enregistrer Eternity Bay. Ce qui revenait toujours dans sa bouche, c’était ce sentiment d’anxiété verbalisé, ce sentiment que le disque était trop différent du premier alors qu’il souhaitait une constance dans le son de The Saxophones mais en même temps je trouve ce disque plein de couleurs, empli de diversités de son d’une chanson à l’autre. C’est un disque différent de Songs Of mais en même temps c’est le même. Nous recherchons une forme de constance avec The Saxophones, un pied entre le changement et l’autre du côté de l’acquis, nous cherchons à faire une musique qui accueille l’auditeur mais ne le laisse pas s’inscrire dans une habitude trop confortable.

Benzine : Enregistrer un disque, c’est quelque part figer une composition dans le temps et lui donner un caractère définitif …

Alexi Erenkov :   C’est un peu ce que je préfère dans la musique. La vie avance et l’artiste a la chance de pouvoir marquer le temps de quelques points de repère et de préserver ces moments. J’ai hâte d’avoir cinq ou six disques à notre actif avec The Saxophones et de pouvoir prendre du recul sur notre histoire et d’en deviner chaque chapitre. Un album n’est finalement qu’une référence physique à des souvenirs, c’est peut-être peu mais c’est ce qui compte pour moi, pour nous.

Le second disque de The Saxophones, Eternity Bay sort le 06 mars 2020 chez Full Time Hobby.
Un grand merci à Marion Ogor pour l’aide à la traduction.