[classic rock] The Kinks – Arthur (or The Decline and Fall of the British Empire)

Les Kinks sortent de l’échec cuisant de Village Green… et sont toujours confinés à Londres, interdits d’Amérique. Ray Davies est au plus bas, son bassiste s’en va, ses projets se cassent la gueule les uns après les autres. Et pourtant ! Pourtant en 1969, Davies et ses Kinks vont offrir au monde un bijou Pop d’une classe folle, un Opéra-Rock « so British », léché et intelligent, qui sauvera – pour un temps – son auteur  de la dépression et permettra aux Kinks de sortir – enfin ! – du territoire pour d’autres aventures. Un  chef d’oeuvre méconnu – du niveau du Sergent Pepper’s ou du Tommy des Who – à réhabiliter d’urgence.

The Kinks - Arthur (or The Decline and Fall of the British Empire)

Qu’elle est douce et tranquille la vie du sieur Arthur Morgan.
Qu’il est doux de se remémorer son enfance, ses aînés, les glorieux ancêtres qui trônent fièrement dans leur cadre vermoulu au beau milieu du salon.
Qu’il est loin le temps de la splendeur, des fastes glorieux de l’empire; qu’il est loin le temps de Queen Victoria, sa figure maternelle et sa morale castratrice.
Il a vieilli Arthur. Assis dans son vieux Rocking-chair, il se souvient. Il se souvient des tranchées, de la guerre. Prêt à mourir pour l’Angleterre, pour sa reine, pour la défense d’un empire en perdition, la main sur le coeur, les talons serrés, gueulant sa soumission d’un Yes Sir, No Sir tonitruant.
Il revoit ces mères sur le pas de leur porte, le regard perdu au loin, guettant le retour d’un enfant qui ne reviendra pas, broyé par la guerre des états (Some Mother’s Son).
Les souvenirs d’une époque révolue, il ne lui reste que ça à Arthur. Des souvenirs et son paradis. Son Shangri-La. Petit pavillon perdu dans une banlieue populaire Londonienne, maisonnette semblable aux autres maisonnettes, des rues entières répliquant une même architecture, un même logis, une même vie.
Il a trouvé son bonheur Arthur. Un logis. Une voiture. Un bout de jardin. Une modernité abêtissante (Brainwashed). C’est assis qu’il vit dorénavant. Et c’est assis qu’il reçoit Derek, son fils, venu lui annoncer la terrible nouvelle.
C’est le nouveau monde qui vient lui voler son fils. C’est l’ Australia qui vient briser son petit bonheur sédentaire. C’est l’aventure, l’espoir du mieux, le refus de la rigidité et de la bonne morale Anglicane qui ont pris Derek aux tripes et l’ont emmené, lui et sa famille, à l’autre bout du monde. Laisser un ancien monde usé, balafré par les guerres pour tenter le rêve d’un monde en construction, où tout est à faire, où tout peut-être possible.
Et toi Arthur ? Que te reste t-il maintenant ? Tu regardes ta petite famille s’embarquer pour une nouvelle vie loin de ton petit monde étriqué. Tu radotes des souvenirs lointains dans ton Shangri-La de banlieue à une famille qui n’existe déjà plus. Le monde roule dorénavant sans toi Arthur. Tu n’as plus rien à dire, mon vieux. Rien. « So far papa, You got Nothing To Say ».

C’est en Janvier 1969 que Ray Davies est contacté par la compagnie Granada Television pour assurer l’écriture – en collaboration avec l’écrivain Julian Mitchell – d’un Opéra-Rock où l’on suivrait la modeste vie d’un poseur de moquette nommé Arthur.
Il faut dire que l’album concept à la côte en cette année 69. Les Beatles avaient tenté le coup avec leur Sgt Pepper en 1967. Un coup d’essai non abouti que les Who vont mener à terme avec leur – pompeux et un peu surestimé – Tommy.
Davies et Mitchell bouclent le scénario, un designer est engagé, le casting est terminé, mais des problèmes liés à une production incompétente qui n’a pu recueillir les fonds nécessaires font capoter le projet.
Ray Davies est anéanti. C’est une malédiction qui poursuit ses Kinks. L’interdiction de se produire aux États-Unis qui dure depuis 1965, (aucunes explications des deux parties sur cette interdiction. Il semblerait que ce soit le côté tapageur et subversif des concerts de nos Pervers sur le sol Américain, ainsi qu’une volonté commerciale de mettre un frein à l’invasion musicale Britannique.), les énormes contraintes financières qu’ils ont du subir sur le disque The Village Green Preservation Society qui devait être à la base un double album et son rude échec commercial, et maintenant l’abandon de ce projet pour lequel Davies s’était pleinement investi.
Tant pis. Le projet sera amputé de son visuel mais la matière musicale est là et Davies compte bien l’exploiter au mieux.
Les emmerdes ne sont hélas pas finis pour le groupe. Le bassiste Pete Quaife – le modérateur du groupe, celui qui s’interposait dans les bastons homériques entre les deux frères Davies, celui qui remettait d’aplomb Ray Davies après ses dépressions tétanisantes – s’en est allé et laisse le leader des Kinks désemparé. John Dalton le remplacera.

Les temps sont durs Pour Ray. Quaife déserteur, son frangin qui se casse – un temps – tenter une carrière solo, sa femme qui le quitte. Ray s’enfonce dans l’alcool et la dépression.
C’est Arthur (or The Decline and Fall of the British Empire) qui va maintenir le Kink en chef hors de l’eau.
Quelque chose a changé, quelque chose s’est cassé. Et le son des Kinks s’en fait ressentir . « Arthur » délaisse – pas tout à fait – le clavecin ou le mellotron pour revenir aux anciennes amours. La première partie de l’album, celle où Arthur nous raconte son quotidien, nous relate ses souvenirs se veut plus douce, plus Anglaise, avec les instruments typiques de cette Brit Pop fin 60’s, ces instruments si Village Green. Mais les guitares reviennent en force sur cet opus.
La deuxième partie nous offre, avec l’apparition de Derek, un retour aux sources salutaire. Dave Davis lâche la disto’ comme à la grande époque sur un Brainwashed nerveux à souhait. C’est ensuite avec Australia, son « Jam » de 4 minutes, son solo improvisé et ses relents Prog’ Rock ( ou Acid Rock diront les puristes) que celui dont on dit qu’il inventa la distorsion ( en fendant la membrane du haut-parleur de son ampli et en y plantant divers objets métalliques) nous prouve qu’il n’a rien perdu de sa virtuosité.
Un nouveau monde, comme celui de cet aventurier de Derek, s’ouvre sous les pieds de nos Kinks.
C’est une autre ère que vient d’ouvrir Ray. Les années 60 se terminent, on tire un trait.
Les chansons s’épaississent, se rallongent, se « jamment » dorénavant. Les formats courts aux douces effluves surannées pleine de spleen qui avaient cours sur les deux derniers albums des Kinks ont laissé place à une écriture plus ample, une véritable dilatation musicale.

Les morceaux s’étirent, se « meltingpottent ». Le matériel musical est si riche, si dense que chaque chansons en comporte deux, que sur chaque morceaux une césure nette le fait redémarrer de plus belle en redynamisant sa structure et sa rythmique. Ce sont souvent les cuivres qui viennent dynamiter les deuxièmes parties de chansons, Victoria, Shangri-La ou le chef d’oeuvre Nothing to Say profitent de l’état de grâce de Davies, de sa section cuivre et de son ambition d’amplitude Pop.
Les Kinks trouvent avec Arthur... l’équilibre parfait entre les deux visages, les deux pendants de leur histoire. L’équilibre entre les guitares rageuses, presque Punk, la rudesse Rock des débuts, de You Really Got Me et la finesse, la créativité Pop D’un Sunny Afternoon ou d’un Waterloo Sunset. Mais vient se greffer à cet équilibre, l’évolution d’un groupe en pleine mutation, en parfaite adéquation avec son époque (malgré l’image de conservatisme très British qui lui colle aux basques). Avec Arthur… Ray Davies insuffle à ses Kinks la profondeur, la maturité. Les textes de Ray prennent de la consistance, une véritable épaisseur littéraire, tandis que musicalement ils effacent d’un trait cette réputation de « groupe à single » qui leur collait salement à la peau. Ils dépassent leur Proto-Punk des débuts, ils dépassent leur Pop acidulé « so British » pour se réinventer une nouvelle fois en soufflant durant cinquante minutes le vent sauvage de l’épopée musicale, du lyrisme opératique.

Les Kinks referment leur prolifique décennie des 60’s avec la synthèse parfaite, « upgradée », de leur six premiers albums.
Arthur… brasse ces thèmes chers au groupe. Cette nostalgie délicieusement désuète, la fascination morbide pour l’effritement inévitable de cet empire Britannique immense s’effaçant lentement sous la puissance écrasante d’une modernité sans remords. Ce gazon impeccable et ces maisons identiques typiques de la banlieue Londonienne, tous ces archétypes de la vie Anglaise qui étaient le terreau de la création « Kinksienne », Ray Davies et son groupe les embrasent dans un immense feu de joie cathartique.

Davies à l’image de Derek, le fils maudit, ne supporte plus cette vie étriquée et prévisible que la perfide Albion leur réserve. Ils rêvent d’ailleurs, de changement. Ce sera l’Australie pour Derek.
Ray quant à lui se verra enfin ouvrir en grand les portes du nouveau monde. L’Amérique lève l’interdiction de se produire sur son sol. Ils réserveront un succès triomphal au single Lola et à la tournée des stades qui suivra.
Les Kinks ont du brûler leurs oripeaux trop Anglais pour gagner les États-Unis.
Ray laissera l’Angleterre derrière lui pour pouvoir vivre son rêve, comme Derek abandonnera Arthur dans son Shangri-La pour pouvoir vivre pleinement le sien.
La malédiction des Kinks est vaincue.

Renaud ZBN

Arthur (Or the Decline and Fall of the British Empire) est le 7e album des Kinks. Il est sorti en octobre 1969.

[arte] The Kinks, trouble-fêtes du rock anglais