Les talentueux nord-américains Matthew Tobin Anderson et Jo Rioux nous proposent une histoire cruelle, mais remarquablement écrite et illustrée.
Tirée des eaux, la ville d’Ys est née des amours du roi Gradlon et de la sorcière Malgven, des noces scellées dans le sang de son premier mari. La reine donne naissance à deux filles inséparables, Rosenn et Dahut. À sa mort, l’aînée se retire dans la contemplation de la nature et la fréquentation des paysans, tandis que la cadette se forme à la magie, appuie son royal père et rivalise de frivolité. Fruit de la magie et d’un pacte cruel, Ys s’enrichit au détriment de cirés voisines. Secrètement, ses troupes montées sur des monstres marins pillent, assassinent et terrorisent.
Matthew Tobin Anderson prend son temps pour développer son histoire, laissant toute la place au talent de Joséphine Rioux. Ainsi, dans une magnifique séquence de douze pages, avec une grande économie de mots, il nous montre comment le sort des gamines va diverger. Elles viennent de découvrir la légèreté coupable de leur père. Rosenn passe sa colère sur un oiseau. Furieuse, Dahut stoppe son geste et ramasse l’oisillon. Rosenn se déclare désolée, Dahut ne prend pas le temps de lui pardonner et s’éloigne sur un lapidaire « à plus tard ». Hélas, ce « à plus tard » se révèlera un adieu définitif. Leurs chemins se sont séparés, pour ne plus jamais se rassembler. Le destin est en marche, or le conte est sombre. Non traitée, la fêlure se fera gouffre et entrainera les jeunes filles à leur perte. Le scénario évite l’écueil du manichéisme, Rosenn ne se découvrira pas si désintéressée, tandis que si Dahut passe objectivement de la magie blanche à la noire, c’est poussée par le désir d’aider son père et de protéger Ys. Elle jalouse sa sœur, la provoque, sans aller à la rupture. Elle séduit son ami, mais la princesse aimait-elle vraiment le pêcheur ?
Anderson nous propose un sympathique second rôle. Le saint ermite Corentin est confronté à un douloureux dilemme : est-il permis de tuer pour se nourrir ? Un obligeant miracle lui permettra d’apaiser ses scrupules, sans obscurcir sa conscience.
Au premier aspect, le dessin de Joséphine Rioux est dérangeant. Les montons carrés, les nez plats, les trop grands yeux surprennent. Pour autant, rapidement, l’œil s’accoutume à ce style original, il oublie les distorsions et ne garde que la précision des attitudes et la magnificence des décors crayonnés. Les ondulements des chevelures et les robes se confondent avec les jeux de l’eau et le moutonnement des collines. Les couleurs sont douces et audacieuses. La Canadienne joue de toute une palette de verts verdoyants et de roux pour la terre bretonne et l’océan Atlantique, réservant les rouges et les jaunes chauds à la magie et à la violence. Le tout bénéficie d’une généreuse et somptueuse édition.
Stéphane de Boysson