Sun Kil Moon – Lunch In The Park : un album de transition

Pas sûr que Lunch In The Park, le nouvel album de Sun Kil Moon réconcilie les vieux fans du Mark Kozelek première période. Certains crieront au génie, d’autres à l’arnaque. Et si la vérité se situait dans cet entre-deux : une arnaque géniale ! On retrouve une fois encore les chansons bavardes et ombrageuses de l’américain, dérangées et dérangeantes.

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Credit photo : Caldo Verde

Certains d’entre vous n’entendent plus rien au travail de Mark Kozelek. C »est vrai que depuis Admiral Fell Promises (2010) il y a déjà 11 ans, l’américain a délaissé le folk et la concision pour de longs prêches ou des élucubrations pas toujours faciles à suivre, des disques « malaisants » qui jouent avec l’inconfort, l’ennui et la monotonie. On ne peut reprocher à un artiste de vouloir expérimenter car il n’y a qu’ainsi qu’il parviendra à faire évoluer son son. Sans doute que si Kozelek avait poursuivi dans cette voie de l’acoustique, nous serions encore quelques uns à lui reprocher de faire de la redite.

Le problème avec Mark Kozelek car il existe bel et bien un problème voire un malentendu, c’est qu’il se fout royalement de ce que l’on pense de sa musique, de ses paroles. On se demande même parfois si, lui-aussi ne se fout pas un peu de sa musique tant ce qui semble primer dans ces compositions c’est son verbe. A l’image d’un James Ellroy, il se fait le poil à gratter de son Amérique contemporaine. Ses citations se font de plus en plus littéraires, de John Fante à Henry Miller qui courent tout le long du disque à une critique acerbe de l’hystérie collective autour de la notion de race dans son pays.

On parle de roman graphique, ne pourrait-on pas parler de roman sonore pour Mark Kozelek ? On le classerait alors dans la catégorie du Nouveau Roman qui n’a que faire du temps narratif, de la linéarité. La musique va de paire avec ce refus de cohérence, mêlant autotune, expérimentations, sonorités électroniques, Lunch In The Park est peut-être le plus hermétique des disques de Sun Kil Moon. C’est l’œuvre d’un artiste revenu de tout, d’un homme qui n’en a plus rien à faire des jugements. Plus de confidences énigmatiques mais des charges violentes contre la bêtise, l’hypocrisie et la pensée unique, le bon sentiment ambiant, la vision univoque. Le problème c’est que la musique devient une action d’adhésion. On le suit ou on passe son chemin.

Pour les sceptiques, cela ressemblera  à un pensum prétentieux, pour les plus patients une analyse minutieuse et acerbe. Mark Kozelek cherche à aller plus loin que les images rapides que vomissent les chaînes d’information continue, il pose un constat qui se refuse à tout manichéisme, il n’est jamais ouvert à une trop grande bienveillance. Il suffit de se rappeler sa description de Gustavo, un ouvrier mexicain dans Perils From The Sea (2013), son disque avec Jimmy Lavalle de The Album Leaf auquel on pense souvent le temps de Lunch In The Park. Sauf que Kozelek semble avoir perdu toute volonté d’harmonie ou de mélodie. Un peu comme quand David Lynch a décidé de prendre le chemin de l’inconscient.. On retrouve un spoken word déroutant, des lignes de guitare répétitives qui viennent appuyer les mots de Kozelek.

And hey if Black Lives Matter, Why do you live in an all-white neighborhood in Portland Oregon?
Of course your protests are peaceful
Because in Oregon
There are no Black People
And why am I even listenin’ to you
Tellin’ about race
When my girlfriend is Vietnamese
That’s right when I kiss her skin
It tastes sweeter than light girl’s skin
Can I say that?
Is that alright?

Mark KozelekFull Of Life

Un peu comme Bon Iver qui part dans des élucubrations ésotériques, un peu comme Lambchop qui prend le chemin de l’autotune et de l’électronique, Mark Kozelek suit une voie plus ardue sans jamais chercher à nous faciliter la tâche. Le problème car il y a un problème avec Mark Kozelek c’est que les non-anglophones passeront à côté de ce qui fait tout l’intérêt du disque. Car il faut le reconnaître, Mark Kozelek pose un véritable regard de sociologue, il a une vision politique, il a une vraie position dans la cité. Là où d’autres font des disques tièdes, lui lâche des bombes et des attaques nécessaires.

On retrouve un peu le Kozelek de la première période le temps de Canadian Geese mais surtout sur October Blues où l’américain parvient à conserver douceur, lenteur et durée au sein d’un même carcan cohérent. Là, on se dit que la merveille opère toujours et on s’interroge sur cette volonté de l’ex Red House Painters à vouloir tant que cela mettre à distance la ligne mélodique dans sa musique, à vouloir à tout prix salir sa musique, à y incorporer des parasites qui irritent l’attention, qui nous assaillent.

Lunch In The Park est un disque bipolaire, à deux faces avec cet October Blues qui sert de transition. Il délaisse un peu l’expérimentation sur la seconde partie du disque  avec un Love Song à la fois dérangé et apaisé, un November 2020Kozelek se rappelle l’élection de Donald Trump et la mort de Leonard Cohen. Mais la véritable splendeur de Lunch In The Park se trouve vers la fin de l’album avec un SpainSun Kil Moon trouve l’équilibre entre élucubrations et pertinence. Snowbound pourrait presque passer pour un inédit de Tiny Cities (2005) quand Cloudless Innocence sonne comme un dialogue avec Somehow The Wonder Of Life Prevails.

Aussi étrange que cela puisse paraître, et bien que Lunch In The Park soit l’album le plus difficile d’accès de Mark Kozelek, on croit sentir chez l’américain la volonté d’apaiser le propos et de revenir peut-être à d’autres sonorités, à une certaine idée de la chanson, à ce qui constituait toute la magie des premiers disques de Mark Kozelek. Alors vous qui pensez avoir perdu à jamais la mélancolie acoustique du chanteur, il se pourrait bien que Lunch In The Park s’avère une œuvre de transition, pas indispensable mais un palier dans la discographie de Sun Kil Moon.

Pour l’heure on continuera à hésiter entre arnaque et génie à l’écoute de ce Lunch In The Park déviant.

Greg Bod

Sun Kil Moon – Lunch In The Park
Label : Caldo Verde Records
Sortie le 24 février 2021