[Interview] Requin Chagrin : « j’aime beaucoup les Cocteau Twins »

Rencontre virtuelle avec Marion Brunetto, alors que sort le second album de Requin Chagrin, Bye Bye Baby. Compositrice douée et subtile, capable de jouer de tous les instruments, l’artiste nous parle de sa façon de créer, son rapport à la scène, l’importance du public. Confidences de fin d’après-midi.

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© Andréa Montano/KMS Disques

Requin Chagrin a explosé avec des morceaux comme Adélaïde, Le Chagrin, et un peu plus tard avec Sémaphore. Ce sont des morceaux qui n’ont pas vieilli, malgré le temps qui a passé…

Marion Brunetto : Oui, c’est vrai … Adélaïde, je l’ai sorti il y a 5 ans ! Ça commence à faire…

Et le nouvel album sort maintenant, dans ce contexte si particulier, sans public et pour la promotion nous avons droit à un concert sur Arte. Tu étais impatiente de faire des concerts ?

Marion Brunetto : Oui, c’est sûr, je pense que tout le monde a vraiment hâte que ça reparte. En tant que musicienne, bien sûr mais aussi en tant que public. Ça me manque d’entendre du son, de voir des gens jouer. Avec Requin Chagrin, on a fait un « Arte Concert », il n’y a pas très longtemps. Je trouve que ce que fait Arte, en général, est assez soigné. Ça met en valeur la musique et les musiciens, musiciennes. C’est vrai que c’est bizarre de ne pas avoir de plan de public. Ça tourne autour de nous, je pense que ça nous manque d’avoir un peu de vie à travers ça. Mais on était content d’avoir du vrai son. Encore, ce n’était pas dans des conditions où il y avait de la façade, de la diffusion comme pour un concert normal, mais ça faisait super plaisir de se retrouver avec des instruments… frustrant qu’il n’y ait pas de public, bizarre, mais on était contents quand même. J’espère qu’on aura d’autres occasions très vite de refaire pareil avec des gens.

Le concert d’Arte, justement, très bon, très soigné, très classe. Mais le groupe sonnait très rock…

Marion Brunetto : C’est vrai, il y a une énergie un peu plus rock (entre guillemets) que sur les disques, oui, c’est plus vivant parce qu’on est quatre à jouer en simultanée ; on n’est pas en studio où, en l’occurrence, je passe d’un instrument à un autre, donc c’est interprété, c’est vivant, oui, j’aime bien quand il y a une énergie un peu plus forte en jouant et en étant devant un public qui ressente un truc un peu plus … pas puissant, parce que c’est pas très joli comme mot, mais un peu plus en avant. Après, je pense qu’il y avait l’énergie aussi de jouer, d’être dans l’action…

Quand tu écris, comment ça se passe. Les paroles, la musique, tout ensemble ?

Marion Brunetto : La plus grand partie des chansons, c’est vraiment la musique au début. Souvent, je programme une batterie électronique sur mon logiciel pour me donner un tempo, un rythme, une intention et puis je prends un instrument, sois la guitare, sois la basse et, sur le dernier, pas mal de synthétiseurs ont donné les premières structures de certains morceaux. Ce qui est marrant, c’est que c’est un instrument que je maîtrise moins et ça m’amène à des choses auxquelles je n’aurai pas pensées immédiatement, à la guitare par exemple, où j’ai peut-être plus de vielles habitudes et j’aimais bien me surprendre en prenant un autre instrument que je connaissais moins. Pour certains morceaux, ce qui était assez inédit pour moi sur cet album là, c’est que, des fois, en ayant ma batterie qui tournait, je prenais une guitare et je chantais par dessus, mais du yaourt… ç’a été le cas sur Roi du Silence et sur, je crois, Nuit B aussi, ça se sont des morceaux à guitares pour moi, guitares-voix, je fredonnais, je trouvais les couplets-refrains en cherchant aussi une mélodie. Une fois que le morceau ressemble à quelque chose, et que j’en suis contente, c’est le moment où je commence à chercher des textes à partir de ces mélodies et que ça prend plus forme.

J’avais pourtant cette impression que les textes dominaient, mais ce n’est pas le cas…

Marion Brunetto : Non, il y a des gens qui arrivent à écrire des textes et arrivent à les mettre en musique. Je n’ai jamais essayé mais je pense que j’ai besoin d’une structure, d’une mélodie qui structure le tout avant de me lancer. Ça m’aide de travailler sur les sons….

« Tout le monde a vraiment hâte que ça reparte. En tant que musicienne, bien sûr mais aussi en tant que public. Ça me manque d’entendre du son, de voir des gens jouer. »

Donc, tu ne pars pas d’un projet – sans même parler de concept –, pas de projet général de parler de telle et telle chose. L’album commence avec la musique

Marion Brunetto : Sur Sémaphore, j’avais plus un lien vers la Méditerranée et mon sud natal que j’ai quitté, entremêlé de plusieurs choses évidement mais j’avais envie de créer un lien avec ça. Celui-ci, je ne l’ai pas construit de la même manière. C’était vraiment chanson par chanson. Après, il y a un lien qui se fait avec les textes … il y a quelques chansons sur lesquelles je parle de ciels étoilés, d’étoiles filantes, c’est une période… j’ai écrit ces textes pendant le premier confinement, je suis resté confinée tout l’été pour finir mon disque et je regardais beaucoup par la fenêtre à ce moment là et j’avais envie de voir un peu le ciel (rires)

Tu joues de tous les instruments, tu composes tout … est-ce que ça n’est plus difficile qu’un travail de groupe qui permet d’échanger, de faire évoluer les morceaux ?

Marion Brunetto :  Je ne sais pas si c’est plus difficile ou moins difficile, c’est un exercice différent. En fait, je crois que je n’ai jamais vraiment composé avec d’autres personnes. J’ai eu d’autres groupes dans lesquels je ne composais quasiment pas. Je jouais les parties qui étaient attribuées à mon rôle. Ça me plaisait à fond. Mais Requin Chagrin, c’était les premières fois où j’avais l’occasion de composer et d’écrire. Du coup, je n’ai pas fait beaucoup d’exercices de co-composition. Co-écriture, oui. Mais, là, c’est vraiment un autre état d’esprit. On est vraiment plongé dans son truc, j’aime bien ça.

Donc, tu fais tout aussi pour l’enregistrement des morceaux. Tu ne joues pas en groupe pour l’enregistrement ?

Marion Brunetto : Là, sur ce disque là, il y a Gaël, mon claviériste qui a fait des prises de clavier additionnelles quand on était en studio. Sinon, j’ai joué de tout sur ce disque là et, j’avoue, c’est ce que j’adore aussi… ça va vite, quand je suis chez moi, je passe d’un instrument à un autre, je vois ce que ça rend, si ça va ou pas et quand je me retrouve un studio avec une super batterie et un super studio, je suis hyper contente. Jouer dans ces conditions là. A la maison, j’ai un enregistreur à bandes 8 pistes et du coup je remplis mes 8 pistes une par une. Je les mets dans mon ordi et voilà … (rires), à l’ancienne un peu!

Le fait de jouer les morceaux en groupe, ça les change. Les autres membres du groupe apportent une contribution ?

Marion Brunetto :  Je pense que tout ce qui est de l’interprétation live, je trouve ça cool quand ça arrive comme ça, des fois même au fil d’une tournée, en fonction du public, quand on ressens que le public a envie qu’un morceau dure plus longtemps, j’aime bien modifier les parties en fonction de ça. Sur ces nouveaux morceaux, on a eu l’occasion de les travailler pour le Arte Concert et il y a des choses qui sont ressorties. On a travaillé des intros, des mises en place pour que ça sonne vraiment à quatre. Pour l’instant, il y a beaucoup de choses de l’album qui sont fidèles. Ce sera amené à évoluer en fonction de la tournée que j’attends, en fonction du show … là, sans avoir de public, c’est difficile de se dire, on va modifier ici ou là. Mais il y a quand même eu des touches apportées par ci, par là. Légères, mais les choses ont commencé à évoluer.

“Sur Bye Bye Baby, il y a un côté plus solaire dans la composition. Et dans l’écriture, la voix, un peu de nostalgie, de mélancolie. Toujours requin et chagrin.“

Dans tes morceaux, dans la musique de Requin Chagrin, il y a une tension entre la musique et les voix. Entre les mélodies et la musique. La musique a un côté punchy, presque gai, les batteries, les basses, les rythmes de guitare. En même temps, dans ta voix, dans les mélodies, un côté presque désabusé qui est renforcé par les textes, un côté presque triste mélancolique.

Marion Brunetto :  C’est vrai qu’il y a un peu deux facettes. Surtout, je pense sur le dernier. Peut-être Sémaphore était plus mélancolique dans la musique, je ne sais pas. Sur le dernier album, il y a un côté plus solaire dans la composition. Et dans l’écriture, la voix, un peu de nostalgie, de mélancolie… il y a un côté requin, un côté chagrin, c’est pour ça que j’ai choisi ce nom au début. Dans Adélaïde, qui était mon premier morceau, il y avait une ritournelle un peu joyeuse (entre guillemets) et la voix un peu nonchalante, un peu chagrin.

Dans le concert d’Arte, tu introduis Le Chagrin, le premier morceau du groupe et tu dis, il y avait déjà beaucoup de chagrin. Justement, le dernier album parle beaucoup d’amour pas forcément partagé, d’amour détruit. Il y a une sorte de confusion des sentiments dans les paroles. Comme sur Love. Je ne sais pas si c’est de l’ironie ou de tristesse… une chanson d’amour qui dit « à cent mille à l’heure, j’ai brisé ton coeur » .

Marion Brunetto :  C’est vrai qu’elle est un peu violente celle-ci… (sourires)

Même le Roi du Silence, qui termine l’album, sonne comme si on refermait un couvercle…

Marion Brunetto :  On peut le voir comme ça. J’avoue que c’est un peu triste oui… (sourires). Pour moi c’est quelqu’un qui préfère rester dans son silence et dans son coin, dans son monde. Après, c’est sûr qu’il y a des indices qui peuvent laisser penser que c’est la fin d’un chapitre … en même temps, l’arrangement est assez pop, il y a des choeurs. Pour le coup, le morceau est assez solaire, je trouve. Lumineux. On peut interpréter les textes de manière un peu dark mais ce n’était pas mon intention.

Ta musique a peut-être un côté plus pop que rock, un côté … assez Françoise Hardy, très mélodieux, très soigné, léché, presque rond et qui a pas mal changé depuis les premiers morceaux qui étaient très punchy. Sur le le dernier album, il y a plus de morceaux en demi-teinte. Bye Bye Baby est un peu du même genre mais les autres sont plus contenus peut-être. Plus sophistiqués, moins immédiats. Roi du Silence, par exemple, avec des guitares très Velvet.

Marion Brunetto :  Oui, c’est sûr. Le premier album, je l’ai enregistré assez rapidement. En plus, c’était le premier. Je l’ai enregistré … Je voulais aller très vite. J’avais hâte de mener les chansons à bout, des les arranger, de les mixer, il y avait cette hâte, elle se retranscrit dans ces premiers morceaux. C’est pas évident d’analyser tout de suite … mais il y avait un truc plus garage, plus fougueux, sur Le Chagrin notamment, un peu brouillon, c’est pour moi ce qui fait le charme du premier album, ça peut jamais être parfait … aucun album ne peut être vraiment parfait, il y a toujours un petit truc qui fait le charme de quelque chose. Sur ce troisième album, j’avais envie de soigner un petit peu le son. D’ajouter plus de synthétiseurs aussi. C’est une découverte pour moi sur ce troisième disque, de l’arranger un peu différemment peut-être. D’avoir plus d’arrangements et de mélodies que des morceaux hyper-énervés (sourire), plus d’avoir un truc plus pop, un peu plus rond peut-être …

Ça t’a pris combien de temps de composer l’album ?

Marion Brunetto :  J’ai commencé l’écriture de l’album, en Décembre 2019. Et j’ai terminé en Août 2020. 6 mois, je dirai … c’est vrai que ça prend du temps. Pour ces dix chansons, j’en avais fait d’autres, après on trie, c’est beaucoup de recherche. Moi ce qui me prends du temps, c’est d’enregistrer … de faire des pré-maquettes avant d’aller en studio pour que le résultat me ressemble le plus possible. J’aime bien aussi m’intéresser au son. C’est quelque chose que je ne connaissais pas avant de faire ce groupe là. Ça me plaît beaucoup d’apprendre des techniques d’enregistrement. Je passe aussi beaucoup de temps là-dessus.

A propos des clips … le clip de “Déjà Vu” est totalement différent des clips précédents. C’étaient des petits films avec des personnages, très scénarisés. Alors que là, tu es toute seule. Le choix c’est fait comment ?

Marion Brunetto :  En fait, on s’était dit, je suis très fan du travail de Simon qui a réalisé les précédents clips, sauf le dernier, celui de “Déjà vu”. Avant de lancer le clip, on s’est posé la question de l’image de ce nouvel album, on s’est dit que ça pourrait être intéressant de prendre un peu de distance sur des clips qui pourraient être des histoires avec des personnages fictifs et de me voir incarner vraiment la chanson, chose qui n’a jamais été filmé dans Requin Chagrin. C’était pour moi une première. Ça me permettait de travailler sur l’interprétation. De raconter un truc avec ces images là. De manière plus frontale.

Là, c’est assez fort. Je trouve qu’il y a un contraste entre l’image et la musique, le côté paillettes-strass, la mer en satin et puis les paroles, la chanson qui est très nostalgique.

Marion Brunetto: Il y a un côté un peu lunaire dans le clip, qui est là aussi dans la chanson. Un côté un peu glam. Il y a un côté très stylisé qui est important pour moi, quitte à faire le clip comme ça, autant le faire à fond.

Quant à la pochette, elle est superbe et elle va très bien avec l’album.

Marion Brunetto : C’est un artistes français qui s’appelle Guy Billout qui a fait la pochette. J’avais vu son travail un peu par hasard sur Instagram, tout bêtement. J’adore regarder des visuels que je mets de côté pour avoir des références, pour J’avais mis cette illustration de côté pour m’inspirer pour la pochette d’album. Je suis restée bloquée sur l’image quand je l’ai vue. Je trouve qu’on ne s’en lasse pas. Il y a un côté hyper contemplatif, dans le trait et les couleurs, il y a quelque chose d’efficace, léger, c’est rempli de couleurs, c’est hyper chouette. Je suis retombée dessus. J’en ai parlé autour de moi, tout le monde s’est dit qu’elle était superbe. Je suis ravie que ce dessinateur ait accepté.

Qu’est-ce que tu écoutes comme musique ?

Marion Brunetto : J’aime bien écouter toujours les Cocteau Twins, sans connaître à fond, je me mets des playlists. Je trouve que l’ambiance est super belle. Leur son est superbe. Je suis admirative de leur travail. Après, j’aime John Maus. C’est comme du punk, joué avec de vieux synthétiseurs. Punk pas trop énervé. Il y a un côté coldwave, il a une chanson qui est très belle qui s’appelle Hey Moon. J’aime bien la French Pop, un peu teintée sixties, plus des années 70/80. Un groupe que j’aime beaucoup s’appelle Marie et les Garçons… ce genre de son. Je suis assez fan de ce qu’a sorti Born Bad records. Ils ont sorti une compil, il y a plein de groupes de synthwave en français (Des Jeunes Gens Modernes). Quand j’ai découvert ça… je ne m’en lasse pas. Sinon, J’aime bien aller sur Youtube. Je suis des labels que j’aime bien, comme Sub pop, ce genre d’indie pop. Je découvre. En ce moment, j’achète pas trop de vinyles. Je viens d’acheter un Kraftwerk en réédition. Sinon, côté cinéma, j’ai vu récemment un film de Dolan qui m’a bien plu, Laurence Anyways. J’aime bien ce genre de film. Et j’ai aussi lu un livre que j’ai beaucoup aimé. Cocteau, La Difficulté d’être, qui est un titre un peu déprimant. Son livre m’a fait voyager. Il raconte ce que la vie c’est pour lui. Et il raconte son vécu. J’aime bien sa façon de décrire les choses.

Quels sont les plans maintenant ?

Marion Brunetto :  L’album sort. Il y a des clips qui vont venir. J’espère qu’on aura des concerts à annoncer très vite. Une tournée commence à se dessiner un peu pour l’été mais avec des guillemets. Sinon plus pour l’automne. Ils ne vont pas se faire très vite, mais j’ai hâte de les annoncer aussi pour créer un lien avec le public. On a de la chance d’avoir les réseaux sociaux pour communiquer avec le public mais les savoir un peu loin, c’est triste. J’ai hâte d’annoncer ces dates et d’y être. C’est un contexte assez étrange. Il y a les réseaux sociaux pour que le lien se fasse malgré tout.

Interview réalisée par Alain Marciano.

Requin Chagrin – Bye Bye Baby
Label : KMS Disques / A+LSO / Sony Music
Date de sorti  : 9 Avril 2021