Christopher Nolan, la possibilité d’un monde : une analyse puissante du « système Nolan »

Le succès populaire grandissant des films de Christopher Nolan et la crédibilité qu’il a désormais en tant que réalisateur singulier au sein du système hollywoodien font naître beaucoup d’interrogations sur son cinéma. Avec son passionnant essai Christopher Nolan, la possibilité d’un monde, Timothée Gérardin tente d’y répondre.

INTERSTELLAR
Interstellar – Copyright Warner Bros Entertainment

Christopher Nolan nous donne bien du souci ! Alors qu’il semble que la planète entière, y compris des cinéphiles parfaitement respectables, soit amoureuse de ses films, nous faisons de plus en plus partie de ceux qui renâclent à se laisser embarquer par un cinéma qui privilégie de plus en plus clairement le concept et la construction mentale, aux dépends de ce qui fait, pour nous, l’âme profonde du « grand cinéma » : l’envie de regarder l’Autre, de le comprendre et de l’aimer. Les jours où Nolan nous exaspère plus que d’autres, par exemple quand on sort de voir une purge comme Tenet, on déteste même franchement cette autosatisfaction avec laquelle ce faiseur (en anglais : « faker ») désormais proclamé nouveau roi du divertissement planétaire « intelligent » (attention, intelligent, c’est un mot important ici !) adore embarquer les spectateurs dans ses mécanismes absurdes et fondamentalement artificiels.

Christopher Nolan couvertureAlors, quand on découvre que Christopher Nolan, la Possibilité d’un Monde, l’essai de Timothée Gérardin, est à date la plus grosse vente de la maison Playlist Society, et que le texte a été augmenté de réflexions sur Tenet, la curiosité nous saisit : allons-nous enfin comprendre quelque chose qui nous a toujours échappé, et qui explique nos réticences à clamer le génie de l’Anglais cérébral (… alors que nous considérons par exemple Lynch et Cronenberg, deux réalisateurs dont le travail peut être tout autant étiqueté comme conceptuel, comme deux vrais génies…) ?

La bonne nouvelle est que le bouquin de Timothée Gérardin est absolument magistral, qu’il se dévore en quelques heures, et qu’il justifie parfaitement son succès, qui, nous l’espérons, se poursuivra au fil des années : pourquoi pas une nouvelle version enrichie à chaque fois que Nolan sort un film, hein, on vous le demande ? Il commence d’ailleurs en introduction par une excellente question, qui est celle qui sous-tend notre désamour du cinéma de Nolan : « Que reste-t-il du monde dans l’expérience proposée au spectateur ? ». L’analyse de Gérardin est construite en 3 étapes (qu’il nous pardonne si nous simplifions sa pensée, qui est beaucoup plus riche que ça, bien évidemment) :

  1. Le cinéma de Nolan est un cinéma qui travaille avant tout le sujet de l’altération sensorielle – jusqu’à ses aspects les plus pathologiques : il se nourrit (en nourrissant avant tout ses scénarios, en général écrits par son frère ou adaptés de romans ou de comic books) d’une confusion permanente des points de vue, qui sont soit altérés en effet, soit proliférants. C’est d’ailleurs là que, à notre avis, son cinéma rejoint celui de David Cronenberg, même si son objectif est diamétralement opposé, puisque Nolan cherche le spectacle tandis que Cronenberg veut avant tout comprendre l’être humain…
  2. Nolan se voit – et de plus en plus – en démiurge magicien, maître des illusions (le Prestige étant quelque part la matrice la plus claire de sa vision du cinéma) : il adore créer des mondes, les multiplier, les enchâsser, pour nous en mettre plein la vue, nous « embarquer ». Cette position de toute puissance peut, comme le souligne Gérardin dans son introduction, évoquer celle d’un Kubrick, sauf que le point d’ancrage de son cinéma sont… les objets, obsession récurrente de Nolan et de ses personnages, et non l’âme humaine et son destin cosmique…
  3. Mais tout cela ne signifie pas que le cinéma de Nolan ne soit pas profondément humain, car il est également construit sur des préoccupations politiques (« quel système politique pour notre société humaine ? » est une question récurrente dans ses films) et surtout parce que Nolan y répète inlassablement que l’Amour est le seul chemin qui puisse ramener l’homme (l’enfant ?) perdu jusqu’à sa maison, sa famille, son couple.

 

Inception
Inception – Copyright Warner Bros. France

Et tout cela est brillamment démontré, en se basant sur une multitude détails soigneusement extraits de chacun de ses films, dans une construction logique extrêmement séduisante.

Le problème pour nous réside dans le troisième volet de la démonstration, celui où Gérardin nous semble en fait le moins à l’aise :

  • « Nolan s’affirme comme un conservateur raisonné», juge Gérardin, alors que nous voyons plutôt là un farouche réactionnaire, méprisant et ignorant vis-à-vis de tout ce qui n’est pas anglo-saxon et tout ce qui n’est pas riche, blanc et bien éduqué.
  • « Il y a un paradoxe de la parole dans les films de Nolan» admet Gérardin, en n’osant pas affronter ce véritable « trou noir » chez Nolan, le verbiage incessant visant à expliquer en permanence au spectateur la complexité des concepts « nolaniens », soit l’approche la plus « anti-cinématographique » qui soit.
  • Et enfin « une veine mélodramatique irrigue (…) discrètement des œuvres comme Memento, le Prestige, Inception et Interstellar», argumente Gérardin. Ce n’est pas faux, mais c’est aussi là que se niche à chaque fois une incroyable niaiserie – là encore presque enfantine – dans le cinéma de Nolan, basé sur une vision totalement immature de l’amour, de son fonctionnement, de sa source comme de ses conséquences.

Mais après tout, nous ne pensions pas changer d’avis sur Nolan à la lecture de ce superbe bouquin. Il n’y a qu’une personne qui puisse arriver à ce résultat, c’est Christopher Nolan lui-même, avec ses prochains films.

Eric Debarnot

Christopher Nolan, la possibilité d’un monde – édition augmentée 2021
Essai de Timothée Gérardin
Editions : Playlist Society
122 pages – 14,00 €
Date de parution : 15 avril 2021

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