« Anéantir » de Michel Houellebecq : la Mort, l’apaisement et la puissance des rêves

Anéantir, le dernier Houellebecq, derrière un titre caricatural, s’apparente soit à une nouvelle provocation sophistiquée, soit à un virage dans la trajectoire de l’écrivain français le plus marquant de son temps : un livre presque apaisé, à la fois irrésistible et décevant, dont on espère qu’il suggère un possible renouveau.

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© Philippe Matsas Flammarion

Chroniquer Houellebecq ?

C’est toujours un moment d’angoisse au moment de se lancer dans une chronique d’un nouveau livre de Michel Houellebecq. Un peu parce que tout le monde et son chien a déjà écrit quelque chose sur Anéantir depuis sa sortie la semaine dernière, puisque tout le monde a un avis sur Houellebecq, souvent négatif, agressif, méprisant… jaloux ? Mais surtout parce que, pour nous, Houellebecq est, sinon le plus grand écrivain français du siècle – car ça, on ne le saura qu’après coup, dans quelques décennies, juste avant d’être engloutis par la montée des océans -, mais sans aucun doute le plus marquant. Et puis enfin, parce que très rares sont ses livres qui ne nous ont pas touché, quelque part, et fait réfléchir.

Pour Anéantir – le titre le plus houellebecquien imaginable – le défi est encore plus conséquent : derrière ses plus de sept cents pages, sous sa couverture soignée, voulue par l’auteur pour rappeler que les livres sont de beaux objets, il s’agit pour nous de son livre le plus décevant. Oh, pas le plus raté, et d’ailleurs nous l’avons dévoré en quelques jours, tant le style de Houellebecq reste d’une efficacité imparable, aspire le lecteur et le retient prisonnier (Anéantir est le genre de livre qu’on a très envie, si seulement on le pouvait, de lire en une seule fois, disons en une nuit), mais celui qui marque une sorte d’assagissement improbable de l’auteur, ce qui forcément, déçoit par rapport aux provocations furieuses qui caractérisaient la quasi-totalité de ses romans jusqu’à présent.

Du cyberthriller au catholicisme, en passant par la félicité conjugale :

AnéantirAnéantir commence comme un thriller cybernétique du meilleur cru, dont on a hâte de connaître le dénouement… un dénouement que Houellebecq ne nous livrera jamais, car au bout de quelques dizaines de pages, il bifurque vers une chronique plutôt tranquille de la vie frustrante d’un membre de l’équipe du ministre des Finances : le livre est situé dans un proche futur, Macron, qui ne sera jamais nommé, est à la fin de son second mandat, et son parti prépare sa succession, en même temps qu’une modification de la constitution pour changer les fonctions du Président et du Premier Ministre. Bref, Houellebecq nous fait miroiter qu’il va nous parler, plus « techniquement » qu’il ne l’a jamais fait encore, du système politique français. Pourquoi pas ? … sauf qu’en choisissant de sanctifier Bruno Le Maire (pardon, Bruno Juge), présenté ici comme le meilleur ministre des Finances de la France depuis Colbert (rien que ça !), Houellebecq joue une carte assez étrange, qui n’aide guère sa crédibilité d’analyste politique subtil. Mais Anéantir néglige assez rapidement ce second sujet pour plonger au cœur de ce qui intéresse visiblement Houellebecq aujourd’hui… je vous le donne en mille, L’AMOUR. L’amour romantique, l’amour hétérosexuel, la fidélité conjugale au sein du sacrosaint mariage, dont il va nous démontrer, à travers le bonheur retrouvé du couple très aisé formé par les deux énarques Paul et Prudence (si, si, Prudence !) qu’il s’agit de la seule forme viable d’accompagner le vieillissement, puis l’approche de la Mort.

Ne craignant aucun reniement, souffrant peut-être de l’angoisse de voir la solitude, la vieillesse, la maladie devenir des réalités qu’il est de plus en plus difficile de repousser, Houellebecq n’hésite pas à doubler sa célébration du conformisme petit bourgeois par un rappel incessant des vertus de la Foi, et de la religion chrétienne, à travers une protagoniste-clé du récit, la sœur de Paul, Cécile, sorte de sainte admirée et admirable : bref, Houellebecq ne cache pas que, s’il a du mal à « croire », il proclame désormais son respect pour ceux – enfin, les catholiques – qui croient.

Tout cela est surprenant, mais jamais déplaisant, soyons clairs, puisque, contrairement à ce que certains ont prétendus çà et là, Anéantir est certainement le livre de Houellebecq le plus apaisé, le moins gratuitement provocateur : beaucoup moins de sexisme, de propos anti-LGBT, de théories anti-arabes que ce à quoi il nous avait habitué. Mais, alors que ces excès passés constituaient une sorte de grammaire obligée de la description dépressive du spleen du quadragénaire blanc occidental, et ne manquaient finalement pas de sel, l’espèce de sérénité molle que nous vend Anéantir est finalement beaucoup plus… choquante.

De l’apaisement à la puissance des rêves :

Alors s’agit-il là d’une nouvelle provocation, plus sophistiquée que toutes celles qui ont précédé ? Houellebecq a-t-il réussi à monter encore d’un degré dans son humour et ses capacités à mystifier ses lecteurs, ses critiques, et toute son époque ? Admettons que nous sommes bien en peine de le dire. Et ce d’autant que les obsessions habituelles de Houellebecq, sur la médiocrité humaine et sur le Mal absolu que représente le modèle capitaliste, sont bel et bien là, et permettent à Anéantir de s’inscrire malgré tout dans la logique de l’œuvre de l’écrivain.

La rançon de cet « apaisement » est que l’on rit beaucoup moins souvent à la lecture de Anéantir, qui nous propose relativement peu de ces aphorismes houellebecquiens tellement délectables, ni même de ces phrases que l’on a envie d’apprendre par cœur, tellement elles sont drôles en même temps qu’elles sont justes : et ça, c’est une déception, une frustration même.

Ce qui ne veut pas dire qu’on ne prenne pas beaucoup de plaisir au cours de la lecture, car Houellebecq insiste dans une brève postface sur l’intérêt pour un écrivain de faire des recherches sérieuses sur les sujets qu’il veut traiter : que ce soit pour nous parler des EHPADs, de la lutte de groupuscules extrémistes contre l’euthanasie, de la sorcellerie blanche, de la restauration des tapisseries, et finalement des problèmes dentaires et des cancers de la bouche, il est impeccablement passionnant, et enfonce facilement une bonne partie de la littérature française contemporaine, toujours occupée à faire vivre ses personnages dans un monde « intellectuel » totalement coupé de notre réalité.

Il y aussi une autre « nouveauté » dans Anéantir, qui s’avère particulièrement engageante pour le lecteur : Houellebecq insère dans son récit un bon nombre de scènes de rêves, qui surgissent sans avertissement chaque fois que Paul pique du nez (et ça lui arrive souvent…). Ces rêves s’avèrent toujours fascinants, et nous mettent au défi d’identifier les éventuels « messages » que l’auteur y a – ou non, c’est ça qui est drôle – dissimulés.

Et maintenant ?

Facile à lire, souvent très plaisant, même si, inévitablement, on y trouvera des phrases qui nous révolterons (mais comme toujours, beaucoup moins que de phrases que nous admirerons), Anéantir traduit peut-être la conclusion – presque aimable – d’une première partie de l’œuvre de Houellebecq, comme si son pessimisme radical ne pouvait pas aller plus loin, et qu’il s’en était lui-même lassé.

Si l’on revient pour finir sur ce fameux cyber-thriller avorté, et qu’on le met en regard de l’apologie de la culture populaire à laquelle se livre ici Houellebecq, on aurait envie de lui dire de passer à autre chose : et si l’admirateur de H.P. Lovecraft qu’il est revenait au premier plan et qu’il se contentait dans le futur de nous écrire de bons, d’excellents polars fantastiques ou d’horreur ? Dans nos rêves à nous, on imaginerait bien Houellebecq comme un Stephen King français : un pourvoyeur de « cheap thrills » délectables qui saurait en même temps nous parler de la France profonde comme King sait raconter la Vraie Amérique.

Ça, ça serait quelque chose !

Eric Debarnot

Michel Houellebecq – Anéantir
Editeur : Flammarion
736 pages – 26€00
Date de publication : 7 janvier 2022

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