Le vétéran Mark K Nelson réactive son projet Pan American trois ans après le sublime A Son. L’ex-leader de Labradford creuse encore et toujours le même sillon électro-acoustique laissant de côté la dimension dub dans ses plages contemplatives, The Patience Fader est encore une fois une œuvre exigeante qui doit autant au Folk qu’à la musique contemporaine.
Les frontières sont parfois poreuses pour ne pas dire perméables entre les écoles musicales, les genres et les fusions. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui différencie notre vingt et unième siècle des cents ans passés ? Avant les années 2000, on cherchait dans son pré carré, à quelques rares exceptions, quelques possibles novateurs. On se devait de s’affilier à une école, une caste ou un genre. On voyait naître chaque jour, à toute heure, à tout instant de nouveaux termes pour décrire des genres et des sous-genres parfois aussi éphémères que la vie d’un papillon une nuit d’été sur une autoroute surchargée. Et on y allait de son mépris pour le voisin Cold Wave, pour le coloc Reggae. La fin des années 90 et le début des années 2000 sont venus bousculer cet état des choses que l’on croyait gravé dans le marbre. Il suffisait d’entendre les artistes en interview citer tout aussi bien des artistes « mainstream » que d’obscurs faiseurs de chefs d’œuvres, des œuvres folk comme des brulots électroniques pour comprendre que quelque chose bougeait dans cette nouvelle génération de créateurs. Bien leur en prit car de cette énergie nouvelle émergea un souffle dont on sent encore les conséquences aujourd’hui.
Au même titre que l’on peut dire qu’aujourd’hui si l’on recherche une école musicale qui innove, il faut assurément aller chercher dans le Hip Hop, à la fin du siècle dernier, les groupes qui proposaient un nouveau vocabulaire n’étaient pas dans le rock mais bien plus à la marge, dans le Post-Rock comme dans les musiques improvisées. On n’est pas prés d’oublier les travaux du trio américain Labradford constitué de Carter Brown, Robert Donne et Mark Nelson qui offrirent aux chanceux que nous étions six albums entre 1993 et 2001. Trait d’union entre l’obscurité du courant Post-Punk et l’asymétrie des figures de la musique contemporaine, les trois américains injectèrent dans le Rock une part de maturité, une envie d’espace que l’on ne pourra jamais dissocier des disques de Mark Nelson avec ou sans son premier projet. Très vite, Mark Nelson entama une carrière solo avec Pan American avec lequel il proposa des disques indécis et incertains choisissant de ne pas choisir entre des tentations électroniques, d’autres acoustiques ou plus abstraites. Des pièces souvent instrumentales tout au bord du silence et de la torpeur, parfois portées par sa voix employée comme un instrument à part entière, d’autrefois apportant une part supplémentaire de mystère et d’énigmes. La musique de Mark Nelson n’a jamais été une musique paresseuse, elle implique par conséquent une écoute active, elle n’est pas seulement contemplative mais avant tout immersive.
Le dernier disque en date de Pan American, A Son en 2018, montrait un Mark Nelson plus classique, plus ouvert au format traditionnel de la chanson couplet/refrain, reprenant ici le Shenandoah, standard de la chanson populaire nord-américaine. The Patience Fader est dans un entre-deux par rapport à A Son, comme son aîné, il chasse sur les terres américaines d’un Folk à l’os, un peu à l’image de ce que peuvent proposer les français d’Astrïd et de leur guitariste Cyril Secq. Toutefois, il incorpore plus d’abstraction dans son contenu que ce que A Son nous montrait. The Patience Fader ne prend pas clairement le contrepied de A Son, il le complète plutôt, en y adjoignant et en en enlevant certains ingrédients. Le plus remarquable ici est l’absence de la voix qui distingue le disque de A Son où Mark Nelson se colletait pleinement au chant et à la chanson en tant que tel.
Pan American n’a jamais été plus proche d’une rencontre improbable entre le folk ténébreux de Loren Connors et les ambiances rurales ou désertiques de Ry Cooder sauf qu’on y croisera également des réminiscences d’un Gorecki ou d’un Penderecki. Sans que l’un connaisse l’autre assurément, on pense aussi aux travaux vitaux du guitariste Jean-Louis Prades (aka Imagho) pour cette volonté à se faire virtuose sans l’affirmer, à faire de la nuance un art, un jeu des imprécis et des volutes.
On est très loin d’un Paganini et de ses Caprices hermétiques et dextres, ce qui importe chez Mark Nelson, ce qui prime c’est d’abord et avant tout le voyage, la promesse, un ailleurs que l’on recherche, que l’on croit cerner mais qui jamais ne se livre totalement, qui s’éclipse et ré apparaît, laisse deviner un tableau entre figuration et pointillisme. Une œuvre intrigante, généreuse et complexe.
Greg Bod