[Interview] Emmanuelle Parrenin (1ere partie) : une enfance baignée dans la musique

Il fallait bien à un moment s’interroger sur cette magie qui opère à l’écoute à chacun des disques d’Emmanuelle Parrenin. Il suffit de quelques échanges avec cette dame au charme radieux pour commencer à comprendre ce qui nous attire tant dans sa musique, un je ne sais quoi d’humanité profonde, de naïveté intacte, de fraicheur d’un regard comme celui d’une jeune fille qui pose un jugement incertain sur le monde qui l’entoure. Retour avec cette femme généreuse sur un parcours passionnant.

© Gilbert Cohen

Emmanuelle Parrenin. a quoi a ressemblé votre enfance ?

Emmanuelle Parrenin : Je suis née dans une maison à Paris qui était de trois étages avec le quatuor de mon père et chaque élément du quatuor qui vivait avec sa propre famille dans cette même maison. Au dernière étage, il y avait encore le chef d’orchestre de la Garde Républicaine. Je suis dans cette ambiance de cacophonie. C’est en plus une maison où Maurice Ravel avait vécu. J’étais très sauvage, je passais ma vie dans un arbre du jardin qui me permettait de prendre une hauteur de vue. J’avais besoin de monter dans mon arbre un peu comme dans le désert où mes amis c’étaient le sable et le vent, dans mon enfance c’était un arbre. J’étais un peu sauvageonne, j’ai eu une enfance particulière car il y avait cette histoire de musique. Dans la maison, tout était en relation avec la musique, tout tournait autour des répétitions. Il y avait une entrée, à droite c’étaient les appartements de mon père, il répétait dans la véranda. A travers les portes fermées, j’entendais toujours de la musique. A gauche du hall, il y avait les appartements où il y avait ma mère, mon frère et moi. Ma chambre était dans un espace de passage où tout le monde passait par cette pièce. C’étaient des départs de tournées, de concerts. Toute la vie de la maison tournait autour du Quatuor Parrenin, quand j’étais toute petite, c’était l’époque de la création du Quatuor, la création d’une œuvre et d’un répertoire.

Ma mère était professeur de Harpe à Lille, elle ne m’a jamais enseigné la harpe, ce qui fait que je suis autodidacte à la harpe mais j’ai vu et entendu toute petite cet instrument. Ce qui fait que la position de la harpe classique, les élèves mettent un an pour l’acquérir, c’est inné pour moi parce que je l’ai vu et m’en suis imprégnée pendant toute mon enfance. C’est un peu pareil avec les musiques et les danses traditionnelles à l’époque dans les années 70, je les ai apprises en regardant, je n’ai jamais eu de professeur.

Quel serait le son qui vous ramène telle une madeleine de Proust à votre enfance, un rapport à un souvenir de la mémoire affective ?

Emmanuelle Parrenin :  C’est vrai que la musique de quatuor à cordes, les quatre cordes me met toujours dans un état qui me fait parfois pleurer. C’est un son qui ravive beaucoup de choses cette musique des cordes. Et puis il y a aussi le silence dans la musique, sans silence, la musique n’existe pas. C’est toujours après le son, dans ce que l’on pourrait appeler le silence que l’émotion arrive. Après la vibration du son, il se produit quelque chose dans le corps. Quand j’étais enfant, quand j’étais toute petite, il n’y avait pas beaucoup de lien affectif entre mes parents et moi. C’était une autre époque sans doute…Mon père répétait avec le quatuor à cordes toute la journée. Ma mère, dans sa chambre, mettait la radio et tout était basé sur ce que j’entendais. Ma respiration, ma manière de ressentir les choses passaient par là à travers les portes fermées de mon père ou le chuchotement ambiant de la radio de ma mère, j’ai traduit tout cela dans mon imaginaire et je crois que l’on en trouve encore aujourd’hui des traces dans ma musique. Prenons un exemple : Ma mère écoutait à la radio de la musique classique et il y avait toujours des applaudissements à la fin et pourtant j’ai assisté à des concerts de mon père où je participais à l’enthousiasme de la salle en l’applaudissant également. Jusque tard dans ma vie, quand j’entendais des applaudissements à la radio, cela me renvoyait systématiquement à la mer Cela a été sans doute une réponse à un grand manque affectif que j’ai ressenti, c’était une époque où tout tournait autour du garçon, de mon frère donc. Il y avait beaucoup de choses que je ressentais comme étant injustes mais la musique dans laquelle je baignais tout le temps m’évadait d’une certaine forme de souffrance. Je l’ai vraiment vécu de manière intense.

Emmanuelle Parrenin – Targala, la maison qui n’en est pas une :  une oeuvre foisonnante et généreuse

Avez-vous su quelle perception se faisaient vos parents de votre propre musique ?

Emmanuelle Parrenin : Ils n’ont jamais écouté. J’ai vu mon père qui est venu une fois à un de mes concerts, cela m’a beaucoup surpris. Peu de temps avant de mourir en 2010, il m’a dit qu’il m’admirait sinon ce n’était pas du tout pris au sérieux, j’ai fait mon truc dans mon coin. Je crois bien que Maison Rose, ils ne l’ont jamais entendu. J’ai dû leur donner le disque mais je ne sais même pas s’ils l’ont écouté. Je n’ai pas du tout prise au sérieux, pour eux ce n’était pas de la musique car je n’avais pas fait le conservatoire. Chez mon père, il y avait pas mal ce mépris pour cette musique non-savante, c’était moins le cas pour ma mère. Elle a fait de la variété, elle a tourné avec son quintette de harpes et elle faisait de la variété. Ma mère était à la limite plus ouverte.

J’étais enfant dans les années 70 et comme nombre de gens de ma génération, j’ai vécu un peu cette période par procuration et aujourd’hui le filtre de l’idéalisation a magnifié la chose. Qu’avait cette période que nous avons perdu aujourd’hui ?

Emmanuelle Parrenin : Pour moi, si je devais définir d’un mot cette période, ce serait assurément le partage. Les instruments, on les a redécouverts, on a réinventé comme on jouait car on n’a pas eu de professeurs et dès que l’on a su, on a tout de suite appris aux autres. Je dis « On » car on était une grande équipe. Le partage n’existe plus de cette manière, dès que l’on savait quelque chose, on le repartageait et c’était vraiment la base de cette musique traditionnelle qui est une musique de tradition orale. Dès que l’on savait quelque chose, on le transmettait aux autres et on jouait ensemble. Il n’y avait pas ces avis tranchés du genre « Toi tu appris la musique et toi non ».

En 1968, en suivant vos amis du Club Folk Le Bourdon, vous partez collecter des chants anciens. Qu’avez-vous retenu de ces expériences-là et en quoi cela consistait de manière pratique?

Emmanuelle Parrenin : Les collectages, j’en ai fait beaucoup et j’en ai fait avec des gens qui étaient bien plus calés que moi, qui étaient des ethnomusicologues ou des chercheurs au Musée de l’Homme alors que moi je n’étais rien du tout, mais c’était souvent moi qui créais le lien avec des gens inconnus parce que je n’étais pas une universitaire.  Et puis il y avait aussi des journalistes. Moi je n’avais qu’une envie : vivre à fond ce qui se passait au présent. Il y  a des gens beaucoup plus calés que moi sur les collectages car ils ont conservé la mémoire. Moi si l’on me chante un début de mélodie, j’ai tout ça dans la tête. On commence une phrase et je peux continuer la chanson. J’ai eu la chance de rencontrer ces vieilles personnes qu’on a collectées qui sont toutes mortes maintenant et c’est vrai qu’il y a une manière de chanter la musique traditionnelle, il y a quelque chose de brut. Ce qui m’intéressait le plus c’était de rencontrer des gens, rencontrer des musiciens d’autres cultures comme au Canada et de voir que l’on se retrouvait tous quelle que soit la culture avec cette tradition orale, de percevoir qu’à travers cette histoire orale, un fil nous reliait tous même dans le comportement.

Avez-vous le sentiment d’avoir fait partie d’une dernière génération de collecteurs ou pensez-vous que cela puisse encore exister de nos jours ?

Emmanuelle Parrenin : Dans les jeunes qui font du Folk, certains disent faire encore du Collectage, je pense que cela peut être quelque chose qui peut se perpétuer avec des choses très différentes. Ma génération de collecteurs a eu la chance d’être en contact avec ces personnes qui ne sont plus là. Je ne crois pas que cette tradition orale soit perdue vu qu’elle est reprise par une plus jeune génération. Toutefois, je crois avoir eu le privilège d’avoir fait partie de cette dernière génération de personnes à avoir pu accéder à ce type de collectage. Quand j’entends les générations actuelles parler de collectage, je suis un peu étonnée.

Pour revenir à mon expérience de collectage au Canada où je me suis rendue deux fois, à L’Isle-aux-Coudres. On arrivait et on ne connaissait personne, on parlait avec les gens et on leur demandait s’ils connaissaient un chanteur ou un violoneux. Cela se passait comme ça de manière très spontanée. En parallèle, on a rencontré Gilles Vigneault, ce genre de rencontres était organisé un peu avant. En France, c’était un peu différent comme on avait John Wright et Catherine Perrier qui connaissaient bien mieux que moi le milieu des musiques traditionnelles, ils connaissaient les noms de chanteurs, ils savaient créer les liens pour aller dans les lieux où existaient des chanteurs traditionnels dont il fallait collecter le répertoire.

Parler de John Wright et Catherine Perrier c’est forcément évoquer le Folk Club Le Bourdon. C’était d’abord un lieu, on a d’abord été Rue de la sourdière à Paris ou encore dans les locaux du Café de La Gare les soirs de relâche le lundi soir. C’était un club où l’on invitait des musiciens de partout, que ce soient des vietnamiens ou des africains. Il y avait une véritable ouverture, on ne parlait pas de « musiques du monde ». On était vraiment ouverts à tout. Ce n’était pas le même système que le Hootnanny qui était une sorte de scène ouverte très formatée où vous jouiez deux ou trois titres maximum dans un temps donné. Le Hootenanny de Lionel Rocheman nous a permis de tous nous rencontrer et m’a permis d’entendre une vielle pour la première fois mais ce que nous avons proposé avec le Bourdon c’était vraiment autre chose. Qui voulait jouer et chanter le temps qu’il voulait le pouvait sur la scène du Bourdon. Cela durait toute la nuit. L’air de rien, Lionel Rocheman a été une grande source d’inspiration pour ma génération avec son Hootenanny à l’American Center, Boulevard Raspail.

La tradition folklorique a été mise à mal par le Régime de Vichy qui l’a instrumentalisé pour glorifier une imagerie d’Epinal de la ruralité et du milieu paysan, ce revival Folk dans les années 70 est-il à comprendre comme une réaction contre cet état de fait ?

Emmanuelle Parrenin : Pour être franche, je ne me posais pas la question à l’époque. Il y avait un mouvement à l’époque qui contestait le chemin emprunté par nos parents. Je voulais trouver un autre chemin que celui qui m’était tracé. Il y avait quelque chose de politique dans notre mouvement sans même savoir qu’il l’était.

Pour comprendre ce mouvement folk des années 70, il faut sans aucun doute le percevoir sous trois dimensions, sociale, musicale et politique. Qu’en pensez-vous ?

Emmanuelle Parrenin : Il y avait vraiment ce besoin de changer tout. C’était social évidemment, c’était politique sans savoir que cela était politique et musical également car il y avait cette autre manière de concevoir la musique et ce partage dont je parlais qui était là comme socle.

C’est étrange qu’une grande partie de la contre-culture, de l’avant-garde est venue des musiques traditionnelles dans ces années-là non ?

Emmanuelle Parrenin : Pour moi, c’est même très logique, Finalement, les blancs d’Europe et d’Amérique du nord ont poursuivi avec le Folk ce que les noirs avaient fait avec le Jazz. Le Jazz est issu des gospels, des chants des Evangiles, vieilles matrices s’il en est et d’un retour aux racines africaines, aux pulsions tribales et ancestrales que le pouvoir blanc réprouvait. Le Jazz a révolutionné la musique et a été la grande avant-garde musicale du Vingtième siècle, le Surréalisme n’a cessé d’en célébrer ce que l’on appelait alors l’Art Nègre comme nourritures essentielles de l’avant-garde poétique, littéraire et plus largement artistiques. C’est toujours de l’apport des musiques traditionnelles qu’émerge une forme d’avant-garde selon moi.

Selon vous quels messages cette scène folk française cherchait-elle à véhiculer ?

Emmanuelle Parrenin : Nous n’avions pas de message au sens activiste du terme, je ne faisais pas de Protest Song et mon mode de vie n’a jamais été la revendication de quoique ce soit, autour de quelque programme que ce soit. Avec détermination, j’espérais peut-être contribuer à changer l’ordre des choses mais pas plus que cela. J’ai toujours tout fait pour sortir des sentiers que l’on m’avait balisé par avance et il se trouve que la conjoncture d’alors, mon tempérament et le hasard peut-être m’ont permis de vivre avec la liberté qui me convenait. Je n’étais donc pas dans la revendication de telle ou telle idée mais dans l’affirmation simple de ma manière instinctive et intuitive de vivre et de faire de la musique.

C’est sans aucun doute ce qui permet à vos disques des années 70 de rester actuels et de ne pas paraître datés non ?

Emmanuelle Parrenin : Certains disques que j’ai faits à cette période-là ont mal vieilli. Le risque de certains disques de cette période sont qu’ils ont été parfois malgré eux des instantanés de leur temps et n’ont pas résisté à un caractère éphémère. Château dans les nuages, ce disque que j’ai sorti avec Phil Fromont et Claude Lefèvre en 1976 était déjà différent des disques de l’époque et c’est son caractère expérimental qui lui permet de conserver une certaine pertinence, je crois bien.

Pourquoi ce mouvement a-t-il pris autant de force durant ces années-là selon vous et en ces temps où l’on voit les nationalismes réémerger, les musiques traditionnelles n’auraient-elles pas un rôle à jouer dans cette vision d’un régionalisme positif mais aussi dans cet échange, cette imprégnation qui ont toujours existé dans les musiques populaires et folkloriques, ce métissage en somme ?

 Emmanuelle Parrenin : Les années 60 ont été le début d’une prise de conscience mais aussi d’un dépassement entre progrès et tradition. Comme l’idée écologique qui a de plus en plus d’écho dans ces années-là dans le champ politique, dans le champ musical est proposé le même retour aux racines non pas dans une vision moribonde ou réactionnaire de la tradition mais au contraire de l’intégrer dans un processus de grand changement. Je suis d’accord avec la seconde partie de votre raisonnement. La musique traditionnelle peut absolument venir redorer le blason de vertus que l’on peut croire dépassées, sclérosées ou instrumentalisées aujourd’hui par des valeurs nauséabondes. Par ailleurs, je ne suis pas au parfum de tout ce qui se fait dans les musiques traditionnelles chez les jeunes aujourd’hui.  Il faut peut-être que je réouvre mes oreilles.

Qu’est-ce qui distingue une chanson traditionnelle d’une chanson populaire et qu’est-ce qui peut faire passerelle ou communauté entre ces deux formats de chansons ?

Emmanuelle Parrenin : J’ai un exemple, Tri Martelod, un air traditionnel que j’ai d’abord entendu interprété par Alan Stivell puis par Tri Yann puis après il y a eu Nolwenn Leroy. Avec Alan Stivell, c’est un air traditionnel et avec Nolwenn, cela devient une chanson populaire et un tube. L’air traditionnel peut accepter les changements et les métamorphoses. La chanson traditionnelle est une chanson qui se passe d’oreille à oreille, la chanson populaire est aussi une chanson que l’on a entendue et qui a imprégné le cerveau. Elles ont quand même cela en commun. C’est dans la musique que la distance peut être immense.

Propos recueillis par Greg Bod

Targala, La Maison Qui N’en Est Pas Une est sorti le 18 mars 2022 chez Johnkool records