« Le Serpent à deux têtes » de Gani Jakupi : danse avec les kangourous…

Livre d’une intelligence remarquable aussi bien dans les thèmes qu’il traite (l’identité, l’incompréhension entre cultures…) que dans la construction de sa narration, le Serpent à deux têtes revient sur la violente naissance de l’Australie.

Le serpent à deux têtes Image
© 2022 Soleil

On est au tout début du XIXe siècle : William Buckley, forçat dans l’un des nombreux bagnes australiens où la Grande-Bretagne exilait ses criminels, réussit à s’évader. Mais peut-on s’évader d’un désert aussi hostile que le bush, où survivre demande des ressources que l’homme blanc n’a pas ? Sa chance va être de rencontrer une tribu aborigène qui va l’adopter. Buckley passera trente ans avec son nouveau peuple, au terme desquels « la civilisation » le récupérera et en fera un symbole de sa force.

Le serpent à deux têtes couvertureCette histoire étonnante, qui peut rappeler de prime abord celle nous contait Kevin Costner avec son célèbre Danse avec les loups, a fasciné Gani Jakupi, artiste et auteur pluri-disciplinaire d’origine kosovar : après un gros travail de recherche, qui lui permet de compléter son livre par une dizaine de pages passionnantes replaçant cette « histoire vraie » dans son contexte historique, il a imaginé une manière vraiment originale de nous raconter l’épopée de Buckley… qu’il convient de ne pas révéler pour laisser au lecteur le plaisir – raffiné – de la découverte, et du « twist » central à ce Serpent à deux têtes…

… Un twist qui n’a rien de gratuit puisqu’il permet a Jakupi d’illustrer, sans aucun didactisme, le gouffre qui sépare les civilisations occidentale et aborigène, et l’incompréhension inévitable qui naît d’une telle différence de perception de l’univers, de la vie et de la société. Le prix à payer pour cette subtilité, pardon cette intelligence du récit, c’est une première partie peu convaincante, qu’il faut réussir à passer pour accéder au cœur de l’histoire et de son sens.

Comme on n’est pas à Hollywood, la vérité est que nulle réelle compréhension mutuelle n’est possible, que la vie de Buckley sera un naufrage intégral, que le racisme prévaudra, et que les aborigènes paieront le prix fort de la haine et de la violence des blancs. Le Serpent à deux têtes n’a rien d’un récit idéaliste, c’est même une histoire accablante, au message politique violent. Et c’est ce qui fait une grande partie de son intérêt.

Esthétiquement, on parle ici d’un bel ouvrage, avec un dessin à la fois réaliste et élégamment stylisé, et une mise en couleurs à l’aquarelle souvent remarquable… qui montre que Jakupi est décidément un auteur complet. On regrettera quand même le lettrage, tellement petit qu’il en est parfois presque illisible, et qui aurait aussi mérité d’être plus « organique », plus libre, pour être en phase avec les thèmes traités.

Une lecture indispensable pour s’interroger d’abord sur ce qui constitue l’identité d’un être humain, en quoi elle est liée à sa culture, sa langue et à la société qui l’entoure. Et pour mieux comprendre le fonctionnement des mécanismes de colonisation et de chocs de cultures, afin de ne pas oublier que les génocides ne datent pas d’hier.

Eric Debarnot

Le Serpent à deux têtes
Scénario, dessin et couleurs de Gani Jakupi
Éditeur : Soleil
Collection : Noctambule
152 pages – 18,95 €
Date de publication : 15 juin 2022

Le Serpent à deux têtes – Extrait :

Le serpent à deux têtes Extrait
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