« Une rainette en automne (et plus encore…) » : une petite chose rare et précieuse

Un rayon de soleil hivernal vient illuminer cette fin d’année éprouvante. On le doit à Linnea Sterte, jeune autrice suédoise pleine de promesses, par la grâce d’un trait de crayon en tous points admirable animant ce récit touchant et intimiste.

Une rainette en automne (et plus encore…) - Linnea Sterte
© 2022 Les Editions de la Cerise / Linnea Sterte

Une petite rainette tout juste née au printemps, s’apprête à vivre son premier hiver. C’est alors qu’elle croise deux crapauds vagabonds en route pour les tropiques, espérant y trouver une vie meilleure. Après bien des hésitations, elle décide de se joindre à eux.

Avant toute chose, il faut saluer ici le travail d’édition remarquable des Éditions de la Cerise. Cette petite BD au format italien et dos toilé est d’emblée très engageante. L’objet est succulent et annonce la couleur (si je puis dire) : le lecteur sera immergé dans une ambiance des plus japonisantes.

Une rainette en automne (et plus encore…) - Linnea Sterte

Et puis en feuilletant, on découvre le dessin absolument délicieux de Linnea Sterte, et là, c’est mon cœur qui fond.

Après m’être renseigné sur l’autrice, je réalise qu’il y a quelques années, j’avais vu passer sa bande dessinée précédente intitulée In-Humus qui n’avait alors pas plus retenu mon attention que cela. Il faut dire que son dessin a évolué, et moi aussi.

Mais revenons à notre petite rainette. Graphiquement, c’est à tomber par terre. Un pur coup de cœur. J’adore ce trait fin, et raffiné qui permet de déceler des détails jusque dans les fonds obscurs habillant les scènes nocturnes. J’aime le choix de ce monochrome gris-bleuté qui redonne toute sa prédominance au dessin. Souvent, une ligne minimale vient souligner un relief, un brin d’herbe gracieux propulse l’imagination bien au-delà du stricte cadre de la page, le reflet de la lune scintille sur la crête des vagues par la seule force d’un trait blanc. Les pages s’ouvrent sur l’immensité du paysage, et aèrent la tête ! On songe à ces dessins pariétaux où un trait unique évoque à la perfection et de manière évidente la silhouette d’un mammouth. Si la jeune autrice suédoise a un coup de crayon qui lui est propre, on songe immanquablement aux maîtres de l’estampe et du manga, les Hokusai, Hiroshige, Tsuge, Mizuki et Cie tant il y a dans ses lignes sobres la même délicatesse. Tout est léger comme les flocons qui viendront conclure de manière ouverte cette histoire feutrée. En outre, il flotte dans l’air un humour tendre que diffuse une réplique laconique.

L’histoire tient sur un confetti, et le résumé que l’on trouve un peu partout sur le net se suffit à lui-même : notre grenouille part découvrir le monde ! Il s’agit bien d’un petit conte initiatique, genre malheureusement tombé un peu en désuétude. Mais ces histoires de trois fois rien (que j’affectionne tant) racontent souvent beaucoup. C’est par le peu qu’elles nourrissent l’esprit, avec une économie empruntée à l’art japonais. C’est tout à fait admirable.

Sans s’attarder, on y rencontre des esprits : celui d’un jeune arbre tordu sous les traits d’une petite fille en kimono, celui d’un vieil arbre dépeint comme un étrange humanoïde non genré, et bien sûr celui de la fleur de shungiku capturé par les crapauds et que le lecteur ne verra d’ailleurs jamais. On rencontre des chiens, des chats, des souris, mais nul conflit. Tout ce petit monde cohabite le plus naturellement du monde, les chats conseillant même à nos crapauds en vadrouille une excellente auberge tenue par la même famille de souris depuis 58 générations…

Une rainette en automne (et plus encore…) - Linnea Sterte
© 2022 Les Editions de la Cerise / Linnea Sterte

Cette aventure à l’échelle de rainette m’a totalement conquis. M’est avis que l’on tient là un petit chef d’œuvre. Mais je ne voudrais surtout pas survendre la chose. Entendons-nous bien : par « petit chef d’œuvre », il faut comprendre « petit bijou » ; un trésor fragile rapporté de mes pérégrinations et objet de sentiments tout à fait personnels tel un coquillage trouvé sur la plage, une plume ramassée au détour d’une balade, un caillou de poucet aux couleurs irisées… Tous ces bidules appelés à rejoindre la boite aux secrets planquée derrière les rayonnages de la bibliothèques. Voilà ! une rainette en automne, c’est tout à fait ça !

Ce livre magnifique fait partie de la sélection pour Angoulême. Restons toutefois réalistes : ce ne sera pas le futur Fauve d’Or. Ce n’est pas suffisamment « grand public », selon l’expression consacrée. Cette rainette n’est pas une aventure palpitante mais belle et bien une poésie. Or on sait que la poésie ne nourrit pas son homme (sa femme en l’occurrence), qu’elle ne passionne pas les foules avides de pain et de jeux. Craindrait-on qu’elle fasse de nous des êtres sensibles ? Nous en avons pourtant tellement besoin, de poésie ! Merci à Linnea pour nous avoir offert ce moment suspendu. Peut-être recevra-t-elle une distinction, ce qui serait bien entendu une juste reconnaissance, mais franchement, à la lecture, on est loin, bien loin de toutes ces considérations. La rainette n’est pas une bête de course. C’est une BD intime qui se savoure dans la solitude et la paix d’une retraite. Et tout comme le cycle des saisons, il en va très bien ainsi !

Arnaud Proudhon

Une rainette en automne (et plus encore…)
Scénario & dessin : Linnea Sterte
Editeur : Les Editions de la Cerise
336 pages – 24 €
Parution : 4 novembre 2022

Une rainette en automne (et plus encore…) - Linnea Sterte
© 2022 Les Editions de la Cerise / Linnea Sterte