« La poésie des marchés » de Anne-Laure Delaye : ode aux bullshit jobs

Dans un premier roman très réussi, Anne-Laure Delaye déploie une fantaisie et un humour pince-sans-rire pour décrire l’absurdité du travail dans les open-spaces, comment les employés doivent faire avec et sans oublier l’hypocrisie générale face au changement climatique : hilarant !

Anne Laure Delaye
© Astrid di Crollalanza

Anne-Laure Delaye a quelque chose de Boris Vian, lui qui avait écrit L’Écume des jours sur le verso des formulaires de l’AFNOR, gageons que la jeune autrice, également centralienne, a dû rédiger La poésie des marchés sur un laptop gracieusement fourni par EDF où elle est analyste de marché. Au-delà de la méthode, ce qui la rapproche surtout de Vian c’est la fantaisie, l’humour et la poésie qui traversent son premier roman. On pense aussi à Perec. Dans Les choses l’oulipien dénonçait l’absurdité de la société de consommation des années 70 en chroniquant le quotidien d’un jeune couple. Anne-Laure Delaye utilise ce même procédé behavioriste dans La poésie des marchés en décrivant – exagérant à peine – la vacuité de la vie de bureau de Lucie et ses jeunes collègues dans la société Vega, fournisseur d’électricité et de gaz. Il est précisé en avertissement « L’entreprise imaginaire dans laquelle évolue Lucie s’inspire de nombreuses organisations, grandes ou petites. Il ne s’agit en aucune façon d’une critique ou d’une satire du fonctionnement ou des salariés d’une organisation particulière. » : nous voilà rassurés !

" La poésie des marchés" de Anne-Laure Delaye La première partie du roman est particulièrement hilarante, illustrant parfaitement la vie des employés occupés à des bullshit jobs tels que les avait théorisés le regretté David Graeber. Alors que l’héroïne se propose de rédiger un contrat, la responsable juridique lui rétorque qu’elle n’y connait rien pour faire cela et Lucie de répondre : « J’ai rassuré Séverine : je n’y connaissais pas plus sur les sujets sur lesquels j’écrivais des notes à destination des traders et pourtant ils les lisaient et en redemandaient. ». A propos de la communication dans les entreprises, ultime outil managérial décervelant : « La Com’ s’est surpassée cette année, il y aura des conférences, des jeux de rôle…pour ceux qui ont mis la Com’ dans les antispam, elles ont même fait des flyers. ». L’auteur s’en donne à cœur joie sur la novlangue jargonnesque et les anglicismes qui irriguent toutes les discussions entre collègues… on ne dit plus merde mais « Holy shit », c’est plus chic !

La description du management est plus vraie que nature comme Philippe à la tête d’un département, « Marchés, c’est moi » et qui se définit : « « Je suis fait pour être premier » nous avait-il expliqué quelques fois à la cantine en nous doublant dans la queue pour les frites. ».

L’intrigue poétique du roman et les tribulations des principaux protagonistes nous donnent un parfait éclairage sur le travail tel qu’il est désormais pensé (par les dirigeants/actionnaires) pour les cadres au XXIème siècle (on en revient à David Graeber). Confrontée à des tâches répétitives sans grand intérêt et vides de sens (la taylorisation est en marche), Lucie, s’ennuyant beaucoup, tente de donner un nouvel élan – non pas à sa carrière – mais à sa vie au travail, elle imaginera ainsi un « bottin artistique » de l’entreprise où tous les employés seront décrits par des haikus, elle utilisera les camemberts énergétiques du World Energy Outlook pour en faire de très beaux collages, un problème immobilier d’un de ses collègues l’amènera à s’intéresser au Timon Lepidus un des héros de ce livre…ce qui nous conduira à son projet personnel de PPV Poésie Vibratoire du Vivant…un bel acronyme, j’allais oublier de mentionner la rencontre avec le très Nietzschéen SDF Franck. Je n’en dis pas plus.

Anne Laure Délaye ne nous relate pas dans La poésie des marchés les aventures de dangereux révolutionnaires qui veulent tout casser, non juste l’histoire de cadres qui doivent faire face et s’accommoder à ce qui les entoure et qui sont victimes, comme défini en préambule par le « Petrospleen, n.m. : mélancolie provoquée par la prise de conscience de notre addiction collective au pétrole, combinée à la jouissance de cette addiction. ».

Parions qu’il y a peu de chances de voir ce roman chroniqué dans Les Echos ou Challenges, c’est dommage on aurait rigolé un peu…N’attendez pas cela pour vous précipiter sur cet excellent premier roman.

Éric ATTIC

La poésie des marchés
Roman d’Anne-Laure Delaye
Éditeur : Albin-Michel
272 pages – 19,90€
Date de parution : 4 janvier 2023