« Meet me in the bathroom », de Lizzy Goodman : Picasso n’est pas né à Paris.

Avec Meet me in the Bathroom, le bouillonnement de la scène rock new-yorkaise des années 2000 tient son livre référence, enfin traduit en français.

© Dina Litovski

Tirant son titre d’un morceau de Room on Fire des Strokes, Meet me in the Bathroom raconte l’émergence et les vicissitudes de la scène rock newyorkaise des années 2000. Il couvre la période 2001-2011. Il commence comme on aime voir un livre sur le Rock commencer : par le rappel des instants fondateurs de la passion pour cette musique, ici une de ces cassettes Best Of concoctées par un pote d’université de Lizzy Goodman. Une Newyorkaise d’adoption qui croisa la bonne personne au bon moment : Nick Valensi, guitariste des Strokes qui fut son collègue de travail avant la gloire.

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Un pied dans cette scène lui ayant probablement permis de mobiliser un très grand nombre d’intervenants pour narrer la période à coups d’interviews croisées. Groupes arrivés trop tôt (Jonathan Fire*Eater). Acteurs principaux de la période (Strokes, Moldy Peaches, LCD Sound System, Interpol, Vampire Weekend, Yeah Yeah Yeahs, The Rapture…), groupes non newyorkais s’engouffrant dans la brèche ouverte et trouvant un public plus large (Kings of Leon, The Killers), frères non newyorkais (White Stripes) du phénomène, petit-frères britanniques (Franz Ferdinand, The Libertines) et scandinaves (The Hives) de cette scène, critiques (Simon Reynolds), producteurs (Mark Ronson).

Il sera en premier lieu question des mythologies newyorkaises. La mythologie de New York ville demandant une énorme force mentale pour y vivre mais pôle créatif comme d’autres grandes métropoles mondiales, pôle d’attraction des « excentriques » des autres coins du pays… et du reste du monde. Comme le dit Luke Jenner de The Rapture : Picasso n’est pas né à Paris. A l’intérieur de cela, il y a la mythologie rock newyorkaise charriée par la Factory et le CBGB. Le livre mettra d’ailleurs en exergue le rôle aussi important des lieux (bars, clubs…) dans cette scène que dans ses devancières. Le livre rappelle que l’émergence des Strokes succédait à une décennie 1990 dans laquelle le centre de gravité du Rock US s’était déplacé vers Seattle tandis que la ville brillait par le dynamisme de sa scène Hip Hop. Aux yeux de certains le Rock new-yorkais était mort.

Et même si le retour de flamme eut des précurseurs, les Strokes furent le déclencheur lorsque le groupe décida de travailler ses compositions dans le sens de plus de simplicité. Strokes et Interpol incarnent le versant néoclassique de la scène, reprenant leurs influences respectives (le Rock de la Grosse Pomme, Joy Division) sans en livrer une version de Musée Grévin. De l’autre, les entreprises de crossover du type de The Rapture et du label DFA. Sur ce dernier point, la thèse de pas mal d’intervenants faisant du New York des années 2000 un moment de cassure des barrières entre le rock indépendant et la dance music est contestable. Peut-être vrai pour les States mais même un Simon Reynolds (rappelant pourtant ici le développement de la dance culture dans son Royaume-Uni natal) semble oublier qu’avant The Rapture et LCD Sound System il y eut Manchester et les hybridations de New Order, des Stone Roses et des Happy Mondays. Il peut aussi être reproché à Reynolds de vouloir plier la scène newyorkaise à la thèse d’une époque tournée vers le seul recyclage du passé de son Rétromania.

La scène des années 2000 se développe justement dans un dialogue avec le Royaume-Uni. Son émergence est fortement couverte par le NME et pour un nouveau groupe de la scène se produire au pays des Beatles est alors une voie directe vers la Hype. Les Strokes provoquent la formation des Libertines quelques mois plus tard. Pendant qu’auprès d’un public hipster américain, cette nouvelle scène comble le vide laissé par la chute de la Brit pop. L’émergence des Strokes est également liée au flair de Geoff Travis, patron de Rough Trade qui découvrit les Smiths. Et parmi les « satellites étrangers » de la scène new-yorkaise les Hives bénéficièrent du nez creux d’Alan McGee, figure éternellement liée au label Creation et au phénomène Oasis.

Parce que l’Histoire du Rock est aussi une histoire de fringues, le bouquin évoque le rôle de la bande à Julian Casablancas dans « l’invention » du style Hedi Slimane (qui signe justement la couverture du bouquin). Un style à base de veste en cuir et de jeans slim qui eut son heure de gloire sur les podiums. Strokes et Interpol remirent au goût du jour le blazer et la cravate. Dans la foulée, le public rock anglais et les groupes britanniques mentionnés plus haut ressortirent l’attirail Mod. Tout ceci fut interprété a posteriori comme un contrepied des années Grunge.

Puisqu’on se situe au rayon de la vitrine rock… Le charme du livre est de donner diverses versions des mêmes évènements, versions reflétant des guerres d’égos vieilles comme le Rock. Les interlocuteurs ne semblent pas se mettre d’accord sur la grande rivalité musicale de l’époque. Rivalité entre les Strokes newyorkais et les White Stripes de la Motor City ? Ou rivalité newyorkaise Strokes/Interpol ? La drogue est aussi un des protagonistes du récit. Certains des « héros » voudront s’en procurer en Angleterre tandis que Julian Casablancas réussira à échapper à sa dépendance. Quand bien même les Yeah Yeah Yeahs soint loin d’être mon groupe favori de la période, Karen O est à mes yeux le personnage le plus fascinant du livre : une femme complexée transformant ses prestations scéniques en don de soi jusqu’à l’excès, quitte à finir par s’identifier au personnage de Mickey Rourke dans The Wrestler. Mais finissant par survivre en partie au travers d’un départ à Los Angeles.

Meet me in the Bathroom est aussi le portrait d’une scène émergeant pour le meilleur et pour le pire à une période de transition de l’industrie musicale. C’est le dernier moment où les Majors sont prêtés à parier sur le Rock, les gains lucratifs de la Pop prenant ensuite le pas. Le séisme Napster va transformer le rôle du support physique dans la musique : les Strokes se situent hélas au moment du déclin des ventes sur ce type de support et verront en partie pour cette raison leur second album considéré comme un flop. Internet va démocratiser la critique musicale, les blogs -et en particulier des blogs tenus par des femmes- jouant un rôle important dans la chronique de cette scène (et savoir que l’une de ces bloggeuses prit comme pseudonyme Audrey Melody Nelson fait du bien à la fierté nationale !). Le web va décloisonner les chapelles musicales, engendrant une jeune génération de musiciens aussi recycleuse que porteuse de croisements audacieux : le projet de Vampire Weekend était d’être un mélange entre Johnny Marr et les sonorités africaines. Avec Internet, être sur une Major ne sert enfin plus qu’à empocher une avance.

La massification du culte du succès incarnée par un Jay-Z se retrouve en partie dans une scène indépendante rejetant les postures anti-commerciales passées. Il n’est plus honteux de vendre un morceau à une publicité pour payer ses factures. Le refus d’une Kim Gordon d’être de masse est vu par James Barber, directeur artistique de Geffen, comme le reflet de ses origines aisées. Et Barber n’a pas tort de pointer qu’Iggy, symbole universel du rock sans concessions, n’aurait pas refusé de faire l’Ed Sullivan Show si ça lui avait été proposé. Il suffit de se rappeler les diverses tentatives de l’Iguane dans les années 1986-1990 (Rock FM, Metal, « Rocker Mature ») pour se débarrasser de cette image de loser alors vénérée dans l’hexagone. Pour autant, se positionner par rapport au succès fut compliqué pour certains des protagonistes de cette scène (Julan Casablancas, Karen O).

Le livre chronique surtout les grands changements de La Grosse Pomme durant les années 2000 : le nettoyage de la ville et de sa vie nocturne sous Giuliani et Bloomberg, l’onde de choc du 11 septembre (date de sortie de la version vinyle de Is this it ?) légitimant une administration républicaine contestée tout en générant un surcroît d’hédonisme chez une partie de la jeunesse de la ville, le lendemain de la catastrophe comme brève pause dans une marche en avant matérialiste de la ville qui reprendra vite, la gentrification de Brooklyn « grâce » à des populations aisées attirées par son aura créative, la transformation du style hipster newyorkais en marque mondiale s’exportant dans les autres grandes métropoles…

Meet me in the Bathroom s’achève sur le dernier concert des LCD Sound System, volonté de respecter les préceptes du Punk en ne jouant pas les prolongations inutiles. Il raconte autant une scène que les évolutions récentes d’une ville et d’une industrie musicale. Pour l’anecdote, il a été « adapté » en documentaire : un film du même titre sorti cette année en VOD en France. En dépit de sa richesse d’images d’archives, il ressemble le plus souvent à une version en modèle réduit d’un livre référence sur son sujet.

Ordell Robbie

Meet me in the Bathroom
Monographie de Lizzy Goodman
Traduction : Jean-François Caro
Éditeur : Rue Fromentin
658 pages – 29 €
Parution : 19 juin 2023