« Par-delà l’oubli » d’Aurélien Cressely : souvenons-nous !

Dans un premier livre au style élégant, Aurélien Cressely nous propose un récit inspiré de l’existence de René Blum, frère cadet de Léon Blum. L’auteur nous relate via des chapitres entrelacés le destin de cet acteur essentiel de la vie culturelle du début du XXe siècle : critique d’art, directeur des ballets russes jusqu’à son internement à Drancy début 1941 puis sa déportation. Par-delà l’oubli fait œuvre et nous rappelle qu’il faut se souvenir…

Aurélien Cressely
Copyright Editions Gallimard – Photo : Francesca Mantovani

Souhaitons que Par-delà l’oubli ait autant de succès que Léon Blum, une vie héroïque le podcast en 9 épisodes de Philippe Collin (déjà recommandé par benzinemag.net). Aurélien Cressely nous raconte, dans son premier roman, la vie de René Blum, frère cadet du célèbre homme politique. Comme le précise l’auteur à la fin de l’ouvrage, ce récit inspiré de sa vie repose sur des « faits historiques réels, quelques personnages ont été inventés mais la plupart ont existé et vécu les choses comme elles ont été écrites. ». Seules quelques libertés ont été prises concernant sa vie privée et sentimentale. L’auteur précise qu’Anne Sinclair avait déjà mentionné le destin tragique de René Blum dans son livre La rafle des notables paru en en 2020 chez Grasset. La journaliste relatait comment son grand-père, Léonce Schwartz, avait échappé à la déportation après avoir été, lui aussi, raflé puis interné à Compiègne et Drancy. Cela a conduit Aurélien Cressely à vouloir « en savoir plus ».

par-dela-loubliLe livre s’ouvre le 12 décembre 1941 où deux nervis de la préfecture de police française et un feldgengendarme allemand viennent arrêter René Blum à son domicile. L’auteur, par le biais du personnage de la concierge assistant à la scène, décrit parfaitement le contexte et la passivité de la majorité de la population française face à l’ignominie à venir : « Elle voulait mentir, claquer la porte, s’enfermer, puis appeler M. Blum pour le prévenir de s’en aller, de passer par la fenêtre. Mais, sans même les regarder, elle avait dit « troisième gauche ». Et désormais, elle regardait René, on l’emmenait, par sa faute, pensa-t-elle. Elle aurait dû crier, les en empêcher. Mais elle n’en fit rien. ».

Qui est René Blum ? Par-delà l’oubli nous apprend qu’il est le fils d’un négociant d’étoffes rares de la Rue St Denis. Membre d’une fratrie de 5 frères, son père « le prédestinait à une école de commerce pour le conduire…/…lui aussi à rejoindre le magasin. », quant à sa mère Marie, c’était une femme « empreinte des idées sociales et libérales de son époque et d’un sentiment de justice indissoluble. Le soulèvement populaire de la commune était encore dans son esprit ». Bon sang ne saurait mentir s’agissant Léon, en revanche René n’aura jamais la fibre politique mais se passionnera dès le plus jeune âge, comme ses frères, pour tous les arts.

Le parti-pris d’Aurélien Cressely est d’alterner les chapitres consacrés à la carrière culturelle et la vie personnelle du « héros » à ceux concernant sa détention dans les camps de Compiègne et Drancy avant l’issue fatale.

Commençons par parcourir la partie la plus « légère » du récit : nous retrouvons René Blum, en 1893 à quinze ans, assistant à la représentation d’Un ennemi du peuple d’Ibsen avec le célèbre acteur – de l’époque je précise – Lugné-Poe (futur fondateur du Théâtre de l’Œuvre qui modernisera le théâtre hexagonal). Cette représentation donnera lieu à une nouvelle bataille d’Hernani. Un des intérêts de Par-delà l’oubli est de nous éclairer sur la vie intellectuelle de ce début de siècle. On apprend qu’à l’instar de son frère, René fréquenta la Revue Blanche où Léon contribuait. En 1912, il devient secrétaire général de Gil Blas, journal où furent précédemment publiés en feuilleton Zola, Maupassant, Tristan Bernard. Pour illustrer la place non négligeable que tenait René Blum dans le microcosme intellectuel français, c’est vers lui que se tournera en 1913, en désespoir de cause, Marcel Proust pour tenter de faire publier Un Amour de Swann, Blum convaincra Bernard Grasset de le publier à compte d’auteur…

En 1924, il prend la direction artistique du théâtre de Monte Carlo, la direction de l’époque lui avait donné « carte blanche et un budget considérable pour faire de Monaco un lieu central pour le théâtre. ». En 1926, il passe commande d’une pièce à un jeune écrivain inconnu…Marcel Pagnol. Plus tard il succédera à Diaghilev à la tête des ballets russes pour finalement en devenir propriétaire, il devient alors responsable de plus d’une centaine de salariés. Bref sa carrière professionnelle et culturelle n’a rien à envier à personne.

Coté vie personnelle, le bilan est plus mitigé : « sa passion pour les arts avait été entière, parfois trop…/…Sa passion l’emporta, au détriment de sa vie. ». Il eut un fils avec sa femme Josette qui « ne se sentait pas aimé auprès de cet homme qu’elle accusait d’être froid. », on comprend aussi que les relations avec son fils ne furent pas des plus simples : « Peu avant son arrestation, René avait même vu son fils arborer les insignes de l’Action française ». Les qualités humaines de René Blum semblent se révéler lorsqu’il sera pris dans le maelstrom de l’invasion allemande puis plus tard interné à Drancy et Compiègne.

Cela nous amène à la partie la plus sombre de Par-delà l’oubli où l’auteur nous raconte les terribles conditions d’internements des juifs dans les camps français qui n’étaient souvent que l’antichambre des camps de concentration. Ces lieux étaient pour mémoire régis par la police française, bref que dire de ces (cet) homme(s) politique(s) français qui avancent que Pétain aurait protégé les juifs français ?

Que se passe-t-il dans ces camps de transit ? Aurélien Cressely nous raconte le quotidien des prisonniers qui pour certains d’entre eux se retrouvent sidérés d’être dans une telle situation arbitraire et espèrent donc une libération prochaine. On partage avec les détenus la faim, le froid mais aussi les moyens les plus nobles pour y faire face. Ainsi pour briser la monotonie des soirées, des conférences sur des sujets divers sont organisées, on y récite de la poésie, on fait des exposés sur des sujets techniques divers (les aiguillages notamment !) bref on essaie de trouver des moyens de s’évader. On y polémique aussi entre juifs. Ainsi on s’affronte sur le frère de René : « Il en voulait à en revanche beaucoup plus à Léon Blum de n’avoir rien fait pour préparer le pays à la guerre, s’occupant plus de donner des vacances que de préparer sa défense. La vraie responsabilité incombait à Léon Blum et sa clique. ». Et puis on y raconte aussi le terrible cynisme des nazis (avec le soutien de la police française) qui font miroiter, à plusieurs reprises, aux prisonniers qu’ils vont les libérer pour finalement les transférer dans un autre camp afin d’être expédiés dans les camps de concentration. René se révèle dans cet environnement « un homme d’honneur ».  En 1940, alors qu’il était aux Etats-Unis, il revint en France, malgré l’arrivée des allemands qu’il avait vu « défiler, sur les Champs-Élysées, en vainqueurs, en nouveaux maître du monde. » ne voulant pas « que le nom Blum puisse être associé à la fuite ».

En sus du plaisir de lire ce court récit, se procurer Par-delà l’oubli c’est d’abord faire acte de mémoire, de transmission afin que la jeune génération n’oublie pas (et même si c’est qu’elle voit se dérouler dans le monde laisse entrevoir que le pire est toujours possible).  Pour conclure le bel incipit d’Elie Wiesel « Le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par l’oubli. »

Éric ATTIC

Par-delà l’oubli
Roman de Aurélien Cressely
Éditeur : Gallimard
168 pages – 18,50€
Date de parution : 24 août 2023