« Les doigts coupés » de Hannelore Cayre : féministe préhistorique

Hannelore Cayre présente les travaux de l’anthropologue féministe Paola Tabet sous une forme romancée : Oli, une jeune Homo Sapiens qui vivait il y a 35,000 ans, veut s’émanciper des règles de son époque, et de la domination masculine.

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© Hannelore Cayre / Métailié

Pour bien comprendre ce roman, il faut d’abord savoir qu’il est un hommage au travail de l’anthropologue italienne Paola Tabet et, tout particulièrement, à l’un de ses écrits, Les doigts coupés. Une anthropologie féministe. « Mon roman doit tout à cet ouvrage, » écrit Hannelore Cayre dans les notes explicatives ajoutées en annexe, « et, derrière son titre qui lui est emprunté, il y a un hommage. » En l’occurrence, Paola Tabet a documenté une pratique qui consiste à couper les doigts des petites filles et pas de ceux des garçons, et dans le cas d’une tribu en Papouasie, si on en croit le passage cité par Hannelore Cayre (pp. 71-72). De ce fait, les hommes peuvent continuer d’utiliser armes et outils, pas les femmes, ce qui garantit le premier « pilier » de la domination masculine, selon celle présentée dans l’ouvrage comme « la théoricienne la plus importante de l’anthropologie féministe ». Puis, second pilier, les hommes forcent les femmes à la reproduction de l’espèce – ce qui empêche les secondes de choisir leur vie, comme le dit la personnage principale du roman d’Hannelore Cayre. Évidemment, la sexualité permet aux femmes d’obtenir un certain nombre de choses, ce qui scelle leur domination, dont l’échange économico-sexuel est donc le troisième pilier. Voici donc le point de départ – les doigts coupés – et la trame – la reproduction et les échanges économico-sexuels.

Les Doigts Coupés couvertureHannelore Cayre veut montrer que cette forme de domination à trois piliers a toujours existé. Elle transpose donc les résultats trouvés par Paola Tabet, grâce un « travail de terrain de toute une vie », à une époque pour laquelle les évidences empiriques n’existent (probablement ?) pas : l’Aurignacien, il y a 35,000 ans, en Dordogne. Et elle se place dans le cadre d’un roman noir. Tout commence par la découverte d’un squelette dans une grotte dont les parois sont ornées de dessins de mains aux doigts coupés. Une anthropologue reconstitue l’histoire de ce squelette et de sa tribu, en appliquant strictement les résultats de Paola Tabet. Le squelette, ce sera Oli qui fait partie d’une tribu d’Homo sapiens dirigée par un chef désireux avant tout de maintenir une structure sociale rigide, violente, abusive. Oli refuse cette domination. Elle veut chasser, et ça n’est pas permis : seuls les hommes chassent. Elle sera donc punie et mutilée. Hannelore Cayre alterne les chapitres consacrés à la présentation des dessins par l’anthropologue et les chapitres consacrés à la tribu.

Cette même continuité se retrouve dans le second parti pris que prend Hannelore Cayre, dans la « proposition » qu’elle fait et qu’elle explique dans les notes mentionnées plus haut. En l’occurrence elle refuse de considérer que les hommes et femmes qui habitaient ces temps anciens de la préhistoire soient des « êtres frustes ou grotesques communiquant entre eux par des grognements d’animaux » (p. 71). Elle veut croire que, « si nous avions pu inviter Oli à notre table…, nous l’aurions comprise » (pp. 71-72). Dit autrement, Hannelore Cayre balaye toute idée d’évolution du langage, c’est-à-dire d’évolution cognitive et intellectuelle. Oli et les membres de sa tribu ont des prénoms assez sympa (dont un Lothar), ils et elles parlent et pensent comme vous et moi (plus ou moins), savent exprimer leurs idées, leurs sentiments, leurs colères de la même façon que nous. Cela donne quand même des résultats surprenants… « Normalement, rien que le choix de ce mot prouve que tu te fous de moi », hurle Oncle-aîné (le chef de la tribu, le seul à n’avoir pas de prénom) à Oli. « Du coup il nous en veut et il est de plus en plus chiant » (dit Oli à sa sœur, Wilma). Ils et elles ont aussi compris (par exemple) le rôle du sperme dans la reproduction. Ils et elles ont des discussions plus sophistiquées sur le rôle respectif des hommes et des femmes dans la tribu, sur ce que font subir les premiers aux secondes alors que celles-ci les mettent au monde et les nourrissent.

On l’aura compris, ce n’est pas un roman préhistorique, mais un roman qui se passe à la préhistoire.

Alain Marciano

Les doigts coupés
Roman français de Hannelore Cayre
Éditeur : Métailié
192 pages – 18 €
Parution : 08 mars 2024