[interview] Lou Lubie : « Être surdoué n’est pas un problème, c’est une particularité ! »

Lou Lubie appartient à cette nouvelle génération d’auteur-rice-s qui bat en brèche les idées reçues à l’aune des évolutions sociétales, qu’il s’agisse des contes de notre enfance ou des particularités psychiques dans notre monde normé. Nous l’avons rencontrée lors du dernier festival d’Angoulême.

Photo : Laurent Proudhon / Benzine

Lou Lubie, c’est l’autrice qui monte. Chacun de ses ouvrages, qui s’efforcent de défaire les clichés (Et à la fin ils meurent) ou d’évoquer les « différences invisibles » (Goupil ou face, sur le thème de la cyclothymie, et Comme un oiseau dans un bocal, son dernier ouvrage, sur les HPI – « personnes à haut potentiel intellectuel » ou « surdoués » comme on l’utilise souvent de façon inappropriée), a incontestablement touché une corde sensible chez nombre de ses lecteurs. Cette autrice, à l’aise dans son époque, comme dans ses basques nous parle avec passion de son métier, de la façon dont elle conçoit ses albums et de ses projets.

Comme un oiseau dans un bocal – Lou LubieBenzine : Bonjour Lou, qu’est-ce qui t’a amené à traiter du sujet des HPI dans Comme un oiseau dans un bocal ?

Lou Lubie : C’est une discussion, ou plutôt des discussions. Depuis un petit bout de temps, j’ai un ami qui est très discret, très chouette [NDR : qui sera représenté par Birdo dans l’album]. Il m’a dit qu’il était surdoué, chose que je n’avais pas du tout vu venir. En plus je ne connaissais pas le sujet. Et on a eu des très bonnes discussions suite à ça, où il m’a partagé sa façon de vivre, de voir le monde que je trouvais très belle et très éloigné des clichés. Il n’est pas du tout dans ces stéréotypes, dans des revendications d’intelligence ou quoi que ce soit. Mais j’étais juste très surprise par la finesse de ce qu’il vivait, de ce qu’il ressentait. Et j’ai fait un dessin après une de nos discussions. C’était un petit oiseau sur une colline, avec un très gros pull parce que je trouvais qu’il y avait quelque chose de très fragile en lui. Et en même temps il a des couches qui le font paraître beaucoup plus épais et assez passe-partout. C’est quelqu’un de discret, tout le monde l’apprécie mais ce n’est pas quelqu’un de brillant.

Benzine : J’ai adoré le passage où tu dis que dans sa tête il y a tout un ciel qui scintille en permanence.

Lou Lubie : Tout à fait, mais ça ne se voit pas et il ne le montre pas. Et il faut vraiment assister à une espèce de petit miracle, où parfois il y a des choses qui transparaissent, où on se dit « OK, il y a un truc ». Mais sinon globalement personne ne s’en doute parmi ses amis. Sa famille, je suppose que oui, mais c’est quelqu’un qui veut être passe-partout, en tout cas là-dessus. Et donc on a eu de très belles discussions, j’ai fait ce dessin et petit à petit, c’est comme ça que le projet est né. J’ai eu envie de partager avec tout le monde qui il était. Le personnage de Birdo est directement inspiré de lui. Après j’ai tissé le reste autour et j’ai rajouté la partie vulgarisation parce que ça m’intéressait aussi d’aller creuser objectivement de quoi il s’agissait et pas juste de livrer ses ressentis. Mais c’est très fidèle, très très fidèle à lui.

© Éditions Delcourt, 2023 — Lubie

Benzine : Et comment a-t-il reçu la BD ?

Lou Lubie : Il ne l’a pas que reçu puisqu’il l’a accompagnée. De même, je l’ai beaucoup enregistré. Littéralement je lui posais des questions : « Dans cette situation, qu’est-ce que tu sens, qu’est-ce que tu fais ? ». Donc il était vraiment là, il l’a beaucoup relu. C’est quelqu’un qui lit beaucoup de bandes dessinées, donc il a un avis très intéressant, très fin.

Benzine : S’est-il reconnu dans le portrait ?

Lou Lubie : Ah oui, complètement ! Ah mais c’est lui, c’est vraiment lui. Il y a une part de fiction : son métier, ses amis, la rencontre avec Raya. Donc il y a beaucoup de fiction, mais l’essence, l’âme du personnage, c’est vraiment lui. Du coup il est, je pense, très touché d’être représenté, d’être mis en avant dans une bande dessinée, parce que ce n’est pas anodin. Et en même temps, il y a eu une grosse angoisse, qui rejoint les préoccupations du personnage, la crainte que les gens ne l’aiment pas. Qu’ils trouvent Birdo arrogant ou ne l’apprécient pas. Avant la sortie il était un peu inquiet. Comme dans la vraie vie en fait ! Je suis très contente parce que les gens aiment Birdo. Je lui ai dit : « Tu vois, quand les gens voient l’intérieur de toi, sans les couches de surface, ben en fait ils t’aiment. » C’est chouette, non ?

« J’ai eu une très mauvaise expérience avec « Goupil ou face » où je me suis trouvé réceptacle de la souffrance de trop de gens. Je l’ai vécu comme du harcèlement. J’ai eu trop de messages, trop de retours, trop d’attentes, trop de poids. Jusqu’à ce moment très difficile où une personne suicidaire m’a confronté à son suicide imminent »

Benzine : Je me posais une question, parce que j’ai l’impression que ça rejoignait Goupil ou face sur la question de l’identification de quelque chose, d’une différence. Avec l’idée de mettre le mot dessus, de comprendre. Et est-ce que tu as fait des parallèles en le construisant ? Parce j’ai eu l’impression qu’il y avait un peu la même construction, avec la vie personnelle puis apporter des informations précises.

Lou Lubie : C’est sûr, concernant la structure il y a un parallèle. C’est pour ça d’ailleurs qu’on l’a mis dans la même collection, avec le même dos, les deux livres font la même taille, et c’est la même police… On a vraiment eu une démarche de continuité entre les deux, on savait que ça parlerait au même public, alors ce n’est pas la même thématique du tout. Ça parle de psychiatrie dans le premier et là il s’agit plus de la psychologie, mais effectivement il y a des liens. Au point qu’il y a un ensemble de trois cases qui sont les mêmes. Alors je les ai redessinés pour mettre des têtes d’animaux à la place des têtes d’humains, mais quand je parle d’hypersensibilité, ce sont les mêmes « trois cases » dans les deux livres. Parce que justement je voulais mettre en valeur le fait que l’hypersensibilité ne veut rien dire en soi. Que dans la cyclothymie, il y a potentiellement de l’hypersensibilité, que dans le HPI il y a potentiellement de l’hypersensibilité. Mais être hypersensible ne donne d’indices sur rien et cela existe dans plein d’autres situations. Il y a des tas de gens qui ont cette sensibilité exacerbée et qui ne sont ni l’un ni l’autre.

Benzine : Vu que maintenant tu as exploré deux facettes du neuroatypisme, même si ce n’est pas vraiment le bon terme, as-tu pensé à en explorer d’autres ? Je sais qu’il y a beaucoup d’autres choses, le TDAH, l’autisme aussi qui revient beaucoup à la mode, avec pas mal de questionnement sur sa représentation récemment. Ce sont des sujets qui t’intéressent aussi ?

Lou Lubie : Ces sujets m’intéressent énormément, mais j’ai eu une très mauvaise expérience avec Goupil ou face où je me suis trouvé réceptacle de la souffrance de trop de gens. Je l’ai vécu comme du harcèlement. J’ai eu trop de messages, trop de retours, trop d’attentes, trop de poids. Jusqu’à ce moment très difficile où une personne suicidaire m’a confronté à son suicide imminent en me disant en gros : « Il n’y a que vous qui pouvez me sauver ». Et c’était trop. Ce qui fait qu’aujourd’hui j’ai fait le choix, d’une part, de ne plus parler de Goupil ou face, et d’autre part, de ne plus jamais m’exprimer sur un sujet qui comporte de la souffrance. Parce que le sujet, bien qu’il m’intéresse, je ne suis pas capable d’être là pour le livre ensuite, d’endosser ce rôle à nouveau. Être HPI n’est pas un problème, c’est une particularité. Mais il n’y a pas de souffrances inhérentes aux personnes HPI même si celles-ci peuvent souffrir.

Benzine : Je ne sais pas si c’est une première édition, mais dans mon exemplaire il y a bien des planches précisant que ce n’est pas un ouvrage de médecine, avec comme conseil de voir des spécialistes et que l’autrice ne vous répondra pas…

Lou Lubie : Elles ont été rajoutées en 2019, je crois.

« J’aime concevoir tous mes livres. Mon but est de créer des objets culturels, des expériences. Je ne suis pas juste une artiste qui raconte des histoires par plaisir de l’art, pas du tout, j’ai vraiment une démarche… »

Benzine : Autre question, parce que ça me fascine : comment composes-tu tes images ? La question est particulière, mais je trouve géniale la façon dont tu organises la lecture pour qu’on lise une histoire sans s’en rendre compte, qu’il y ait des graphismes, des courbes, des données statistiques sans qu’on s’en rende compte, mais qu’a aucun moment on ne se rend compte qu’on lit des données factuelles.

Lou Lubie : Ah, grosse question ! J’aurais du mal à l’expliquer, parce que je pense que c’est ça mon style, bien plus que le dessin. J’essaye de m’adapter à l’histoire et mon dessin peut fluctuer. Je pense que mon ADN c’est la narration. Moi qui suis issue d’un diplôme en game design, en jeu vidéo, qui concerne les mécanismes de jeu. L’accessibilité notamment fait partie de ce que j’ai étudié pour mon diplôme. Et je me soucie énormément de délivrer une expérience utilisateur qui soit fluide et agréable. Donc je compose mes pages en plaçant les objets et les textes, puis je les bouge un peu pour coller au rythme. Là je vais mettre mon schéma, là je vais mettre cette case, et cætera… C’est vraiment un processus de fluidité et d’accessibilité.

Benzine : Un processus de vulgarisation en somme.

Lou Lubie : Oui, mais j’ai écrit La Fille dans l’écran qui est de la romance et n’est absolument pas de la vulgarisation. On y retrouve le même processus d’accessibilité, de lisibilité et de clarté. D’ailleurs j’ai une amie dyslexique qui me disait « Ce qui est génial avec tes bandes dessinées c’est qu’elles sont accessibles. » Parce qu’il n’y a rien qui bloque. La police est facile à lire, le sens de lecture est très clair, les pages sont suffisamment courtes, suffisamment impactantes. Donc pour moi c’est le mieux qu’on puisse me dire …

Benzine : Et ça se ressent complètement à la lecture, parce que je pensais aussi à Et à la fin ils meurent, qui a pour moi la même lisibilité alors qu’il y a toutes les données sur les contes voire des contes en eux-mêmes et qu’on ne se perd jamais dedans.

Lou Lubie : C’est le but !

Benzine : À propos de ce livre, est-ce toi qui a choisi la maquette ?

Lou Lubie : Oui !

Benzine : Parce que c’est une excellente idée. Grâce à la pagination, la dorure, on a l’impression d’avoir un petit livre de conte entre les mains !

Lou Lubie : J’aime concevoir tous mes livres. Mon but est de créer des objets culturels, des expériences. Je ne suis pas juste une artiste qui raconte des histoires par plaisir de l’art, pas du tout, j’ai vraiment une démarche… Et encore une fois, je viens du jeu vidéo. Le jeu vidéo, ce n’est pas un art intellectuel éthéré. C’est vendre un produit, toucher des joueurs, faire attention à eux, et j’ai cette démarche-là dans les livres. Quand je conçois un livre, je le conçois vraiment. En totalité. Et puis Delcourt me suit et ça c’est une chance. Ils auraient pu me dire « Non, là le budget il explose, la dorure, c’est mort ». Ils me suivent et c’est super, je pense que c’est ce qui fait aussi la cohérence de mes ouvrages.

Benzine : Delcourt te suit depuis Goupil ou face, c’est ça ?

Lou Lubie : Ils ont racheté Goupil ou face, donc en fait depuis 2021, 2020…

Benzine : Est-ce toi qui leur proposes à chaque fois les nouveaux sujets ou tu discutes avec eux en amont ? Parce que dans une autre interview, tu disais que d’abord tu regardais ce que l’éditeur acceptait de faire et qu’ensuite tu travaillais là-dessus ?

Lou Lubie : Ah bon, j’ai dit ça ? Non, aujourd’hui je suis très bien chez Delcourt. C’est la première fois que j’ai une belle collaboration avec une maison d’édition. Je suis très heureuse avec eux. Je suis très bien traitée et ils mettent très bien mes livres en avant, c’est merveilleux, j’ai beaucoup de chance. Aujourd’hui j’ai mon équipe, mes éditrices, je connais bien les gens dans tous les services, donc aujourd’hui ma démarche est de créer avec eux. Je vais leur proposer des histoires, ils vont me suivre, je pense, sur la plupart. En tout cas ils ont une grande confiance en moi, autant que moi en eux, donc on travaille ensemble sur ce que je veux. Là, pour l’année prochaine j’ai deux titres, l’un qui est à nouveau récit et vulgarisation, c’est de la sociologie, pour le coup c’est pas du tout ce registre-là [montrant le livre « Comme un oiseau dans un bocal »]. L’autre c’est du roman graphique, très intemporel, imaginaire, que je scénarise avec une dessinatrice. Ça n’a rien à voir, et pourtant ce sont les mêmes personnes qui travaillent sur les deux projets. Et c’est super chouette de faire ça en tant qu’auteure.

Benzine : Est-ce que tu as d’autres projets que la BD ? Tu parlais du jeu vidéo, mais peut-être aussi d’autres projets artistiques.

Lou Lubie : Pas du tout, j’ai la chance de vivre bien de mon métier, ça me permet de me concentrer dessus. Le jeu vidéo j’ai arrêté il y a fort longtemps, plus de dix ans, je ne me vois pas y revenir. Maintenant, je commence à avoir des opportunités d’adaptation audiovisuelle de mes ouvrages. Potentiellement je vais les accompagner un peu, sur le scénario, la réalisation, je ne sais pas trop. Mais ce que j’aime, c’est vraiment créer des projets, des objets culturels, et j’aime bien avoir une vision de cheffe de projet, de directrice créative. Ce qui n’est pas possible quand on fait du jeu vidéo ou de l’animation. Donc ça m’intéresse beaucoup moins parce que ça nécessite de faire des compromis. J’ai moins envie de travailler comme ça et je veux continuer à avoir une vision d’ensemble et à proposer des choses. La bande-dessinée est vraiment ce que j’ai envie de faire.

Benzine : C’est légitime, on a envie de contrôler son bébé, de le surveiller…

Lou Lubie : Ce n’est pas tant une question de contrôle. J’ai une démarche de directrice artistique : je sais ce que je veux, je sais comment je le veux. Là quand je travaille avec une dessinatrice, elle a une grande liberté créative, mais je suis la metteuse en scène et je suis la directrice artistique. Ce qui lui convient très bien, parce qu’elle a des compétences complémentaires aux miennes et c’est super de bosser ensemble. Mais j’ai besoin d’avoir ce rôle. Je sais où le livre va et ce que je veux en faire. Et j’ai besoin qu’on me suive. C’est pour ça que j’aime travailler en BD, où je peux avoir ce poste-là, alors que dans le jeu vidéo c’est impossible. Après, si quelqu’un veut adapter mon travail en jeu-vidéo, je leur offre. Je n’ai pas un besoin de contrôle sur les choses que j’ai créées.

Propos recueillis le 27/01/2024 par Laurent Proudhon pour Benzine et Valentin Grünenwald pour BDthèque.com

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