« Quitter la nuit » : Delphine Girard signe un drame haletant

Premier long-métrage de la réalisatrice belgo-canadienne Delphine Girard, Quitter la nuit tient le spectateur en haleine pendant près de deux heures en revenant inlassablement sur les événements qui, une nuit, ont conduit Aly à appeler les urgences de la police. Un drame qui se joue à trois pour une réflexion sans manichéisme sur la complexité des rapports entre hommes et femmes.

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La réalisatrice belgo-canadienne Delphine Girard a conçu son premier long-métrage, Quitter la nuit, comme un prolongement à son précédent court-métrage Une soeur, sorti en 2018, auquel il emprunte, telles quelles, ses saisissantes quinze premières minutes. Mettant en scène les trois mêmes protagonistes incarnés par les mêmes acteurs, Selma Alaoui (Aly), Guillaume Duhesme (Dary) et Veerle Baetens (Anna), il s’attache à démêler, avec subtilité, une situation où la violence faite à une femme – Aly – rencontre d’un côté le déni de son agresseur – Dary – et de l’autre l’empathie d’Anna, l’opératrice qui a traité, en pleine nuit, son appel au secours.

quitter-la-nuit-afficheUne femme dans une voiture téléphone à sa sœur. Ou du moins le croyons-nous. D’Aly nous ne voyons d’abord que le dos et nous ne percevons que la voix, hésitante, tendue. À ses côtés, le conducteur, un barbu au profil inquiétant, devient de plus en plus suspicieux et nerveux. Cette conversation, nous la suivons tantôt depuis l’intérieur oppressant du véhicule, tantôt depuis le central où Anna a pris l’appel d’Aly. Un quart d’heure d’une tension extrême pour une conversation codée où chaque mot fait vibrer le lien secret et ténu, vital peut-être, qui unit, par la voix, les deux femmes. L’angoisse se dénoue enfin avec l’arrestation de l’homme. Mais alors que tout danger immédiat est écarté, c’est une autre histoire qui débute : Aly affirme à la police avoir été violée par Dary. Se mettront alors peu à peu en place les fragments d’un récit où à partir des versions divergentes de l’un et de l’autre, la vérité se fera progressivement jour.

De ce dialogue sur le fil du rasoir, Delphine Girard a fait la matrice de son film. Scène vue et revue, entendue et réentendue, en des lieux et dans des contextes différents qui, à chaque fois, la feront percevoir autrement. Construit autour d’ellipses et de flashbacks, le récit, confrontant sans cesse deux regards contradictoires sur « la nuit », entretient le suspense et recule presque jusqu’à la fin la révélation de la vérité, laissant le spectateur osciller entre des interprétations successives. Son originalité réside dans la présence en fil rouge d’une tierce personne, à la fois étrangère et impliquée, cette Anna qui, pour une raison que nous restera inconnue, semble s’identifier à Aly et assistera à son procès – presque « à sa place » – et n’aura de cesse de la retrouver. Un temps effacée de l’action après avoir joué un rôle central dans son sauvetage, elle reviendra en force à la fin du film. Deux ans après les faits, elle se fera, naturellement, une place auprès d’Aly et de sa soeur dans un rapport de joyeuse complicité féminine.

Cette liberté que donne au spectateur la possibilité d’entendre des points de vue différents, de ne pas préjuger de la sincérité ni de l’un ni de l’autre, fait tout l’intérêt de ce film qui évite soigneusement tout manichéisme. Aly ne se comporte pas en « victime idéale » et elle ne se montre pas forcément coopérative face à une justice parfois défaillante. Dary, quant à lui, s’enferme dans le déni, ne cessant de répéter « Je ne suis pas comme ça « . Pourtant, on le sait bien : entre « ne pas être comme ça » et « ne pas avoir fait ça » il y a un gouffre, celui de la fragilité humaine et de son imprévisibilité. Comment juger ? Confrontée à l’imminence du procès de son agresseur, Aly sait bien que nul verdict – sévère ou clément – ne pourra la satisfaire. Deux ans déjà et le poids de cette nuit est toujours là, infléchissant le cours de la vie des protagonistes, altérant leurs relations avec leur entourage, révélant en particulier les difficultés d’Aly à retrouver un rapport apaisé avec son corps. Comment « quitter la nuit »?

J’ai été agréablement surprise par ce premier-long métrage, à la fois prenant et intelligent, qui laisse toute sa part à la réflexion du spectateur. Pas dénué de défauts, certes – la fin n’en finit pas de finir et les images de sororité qu’elle offre relèvent du cliché. Le mérite du film est aussi de poser un regard intéressant non seulement sur la victime mais aussi sur son agresseur et sur le lent processus qui le conduira à une prise de conscience de ses actes et au désir de se racheter. Et, plus généralement, sur la complexité des êtres, cette opacité aux autres et à soi-même avec laquelle chacun doit bien accepter de vivre.

Anne Randon

Quitter la nuit
Film belge réalisé par Delphine Girard
Avec Selma Alaoui, Veerle Baetens, Guillaume Duhesne…
Genre : drame
Durée : 1h48
Sortie en salle : 10 avril 2024