« Croire en Quoi ? » de Richard Krawiec : les invisibles

Drame familial poignant, Croire en quoi ? de Richard Krawiec évite tous les pièges du genre. Sans jamais sombrer dans le misérabilisme, le roman raconte le délitement d’un couple, mais aussi le sentiment d’abandon éprouvé par les laissés pour compte du rêve américain.

Richard Krawiec

On commence à bien connaître les thèmes au cœur de l’œuvre romanesque de Richard Krawiec. Ses quatre premiers romans traduits en français aux éditions Tusitala (Dandy, Vulnérables, Paria et Les Paralysés) l’ont consacré comme l’un des meilleurs portraitistes des États-Unis. Loin des clichés et des raccourcis, il dépeint dans ses livres les marges d’un pays pétri de contradictions et miné par les inégalités. Ses thèmes de prédilection, Richard Krawiec les travaille une nouvelle fois dans son très beau nouveau roman, Croire en quoi ?

Croire en quoi ? de Richard KrawiecTimmy, sa femme Pat et leurs deux filles vivent modestement dans une petite maison, à Pittsburgh à la fin des années 80. Leur vie bascule le jour où leur aînée Katie est victime d’une terrible commotion cérébrale qui la laisse très lourdement handicapée. La fillette ne peut plus ni marcher, ni parler. Et, tandis que la famille affronte ce drame, l’usine où travaille Timmy commence à licencier.

Une telle histoire – qui embrasse des sujets tels que la maladie, la dépendance, le chômage, le couple, etc. – aurait pu devenir un horrible livre pétri de misérabilisme et/ou de bons sentiments. Mais que le lecteur se rassure : rien de tel avec Krawiec qui saisit ses deux personnages principaux dans toute leur complexité. Il ne tait rien de leurs faiblesses, de leurs défauts. Mais il sait aussi évoquer leurs forces et leurs qualités. Ainsi, il alterne les pronoms selon qu’il parle de Timmy ou de Pat, un dispositif classique mais qui traduit bien la distance qui s’installe entre le mari et sa femme. Les chapitres consacrés au combat quotidien de Pat qui lutte de toutes ses forces pour s’occuper au mieux de Katie sont narrés à la première personne. Krawiec y décrit crûment les tâches de cette mère épaulée par quelques bénévoles : elle doit laver, habiller, nourrir son enfant totalement dépendante des autres. Il raconte l’amour maternel mais aussi le découragement, la culpabilité et la honte que Katie éprouve quand elle est sur le point de renoncer ou lorsqu’elle réalise qu’elle n’accorde sans doute pas suffisamment d’attention à son autre fille. A l’inverse, l’écrivain a recours au « il » pour raconter Timmy et les multiples humiliations vécues par cet homme au chômage qui doit se résoudre à la charité pour nourrir sa famille. Krawiec excelle dans l’art d’exprimer les tourments d’un personnage sans aucun doute plus faible que sa femme, un homme qui ne parvient plus à s’occuper de sa fille, mais un mari et un père qui, pour autant, n’a pas tout à fait cesser d’aimer, à part peut-être lui-même. Le choix de la troisième personne rend parfaitement compte des sentiments d’un homme qui se sent de plus en plus à l’écart de sa famille.

Tout cela, Krawiec le raconte sans détour mais – il est important de le souligner une nouvelle fois – sans jamais céder à la facilité. Il parvient toujours à se mettre à la hauteur de ses personnages, sans les surplomber ni les juger. Son roman n’en est que plus émouvant. Par ailleurs, il réussit aussi, par petites touches, à dépeindre un pays qui se construit sur de profondes inégalités. Les usines ferment pour laisser place à d’immenses centres commerciaux, la gentrification efface les quartiers populaires et déplacent ceux que l’on ne veut pas voir, ceux qui n’ont plus la parole mais qui sont, roman après roman, les protagonistes de l’œuvre de Richard Krawiec.

« On est personne, dira Timmy à son ami Gerry. On est des petites gens, tu vois ? Des gens à qui personne ne pense, parce qu’en vrai, qu’est-ce qu’on a à raconter ? Qui s’intéresse à nos gueules ? » Si Timmy a sans aucun doute raison, Richard Krawiec le fait tout même mentir. Le romancier s’intéresse à ces « petites gens », et Croire en quoi ? le fait de la plus belle des manières.

Grégory Seyer

Croire en quoi ?
Un roman de Richard Krawiec
Traduit par Anatole Pons-Reumaux
Editeur : Tusitala
230 pages – 21 €
Parution : 6 septembre 2024