Avec son troisième album, le superbe Fools, l’américain John Roseboro continue d’explorer une matière Post-Bossa Nova suivant les pas d’un Luis Bonfá et s’inspirant peut-être des travaux les plus Pop de Jim O’Rourke.
Cela se perd un peu aujourd’hui avec cette lutte des classes qui s’est un peu estompée mais les arts populaires sont toujours nés dans les classes ouvrières, chez les prolos. Ces êtres frustres qui en avaient marre de subir le mépris des bien-pensants, de cette pensée unique du conservatoire. L’art de la rue est toujours sorti d’un élan de contestation, d’une forme de révolte catalysatrice de création. C’étaient toujours des autodidactes, des artisans qui ne cessaient de revenir à leur art que ces Fats Waller, ces Charlie Christian. Parfois, c’est à peine s’ils savaient lire et écrire mais cette pulsion de vie les dépassait et les submergeait. La Bossa Nova brésilienne par exemple est apparue ainsi, elle exprimait simplement cette mélancolie du peuple, des obscurs que l’on ne voyait jamais. Ce que la Bossa Nova a apporté c’est cette sophistication toute simple, toute modeste, cette élégance des petites gens. Cette poésie des ouvriers à des années-lumière du Peuple souverain des populistes. Cette mélancolie ouvrière universelle que l’on entendait dans les films de Carné ou dans ceux de Naruse, dans ceux de Ford ou ceux de Loach.
Pas sûr que le jeune John Roseboro ait conscience de s’inscrire dans cet héritage mais peu importe car la force de ce courant peut bien l’emporter malgré lui. On ne sait pas grand chose de cet américain, exception faite de son travail musical. Cette discographie entamée en 2021 avec le déjà très abouti Human Nature et suivi par Johnny en 2023 étonne par la maturité précoce d’un auteur qui a déjà trouvé un son qui lui est propre, une singularité qui est sienne. Car il en faut pas mal de culot ou d’inconscience, ou peut-être les deux combinés, pour secouer les formes un peu endormies de la Bossa Nova. Fools comme ses deux glorieux aînés se plait à scier la branche sur laquelle le guitariste est assis pour mieux le forcer à l’inconfort et le stimuler dans sa création. En résulte paradoxalement une musique immédiatement accueillante, vivifiante et revigorante. Car ce que l’on perçoit dès les premières notes de Fools comme il en est de même des autres disques de l’américain, c’est une évidente pulsion de liberté.
On imagine bien John Roseboro forgeant son écoute et sa culture musicale sur Internet, ouvrant grand ses oreilles à la « sono mondiale » qu’offre le Peer to Peer. Ce n’est pas surprenant de voir une jeune génération de musiciens apparaître depuis quelques années et qui reprennent à leur compte des genres volontiers un peu désuets pour en faire autre chose.C’est sans doute pour cela que l’on voit autant de disques déjà très mûrs créés par de très jeunes musiciens. C’est sans doute pour cela aussi que l’on n’excuse pas la frilosité de certains ou la volonté de simples copistes d’autres. On peut trahir sans jamais nuire à l’esprit d’une éthique sonore. John Roseboro en s’emparant de la matière Bossa Nova respecte les canons du genre en y insufflant un caractère social et engagé mais il n’oublie pas d’y insérer aussi autre chose, une forme de contemporanéité.
Le geste de l’américain est en cela Post-Moderne, Post-Bossa Nova a-t-on envie de dire. C’est lui-même qui définit le son de sa musique mais ce qu’il explique aussi, c’est la Post-Bossa Nova est un mouvement à part entière qu’il n’associe à la Bossa Nova que pour la similitude du son plutôt que pour la substance. Celui qui traduira les paroles des grands auteurs Bossa, dit-il, risque bien d’être un peu déçu par nombre d’entre eux, beaucoup d’entre elles sont très légères et vaines et ces chansons parlent, au mieux, de reluquer les femmes. C’est sans doute ce qui a contribué à démoder ce genre.
Au contraire, les chansons de John Roseboro assument totalement une forme de subversion et posent une vision empreinte de mysticisme et de foi avec des paroles d’une immense beauté qui méritent que l’on s’y attarde longuement. On sent bien que la vie n’a pas toujours été tendre pour l’américain, lui qui en 2021, après une sale rupture, a tout lâché en Californie pour s’installer à New York. Grand bien lui en a pris tant l’influence de Big Apple se fait sentir sur ce disque cosmopolite. Car ce qui rend Fools Post-Bossa Nova c’est assurément cette ouverture au monde et aux influences.
Ce que l’on entend surtout ici à l’œuvre, c’est un guitariste virtuose, un chanteur à la voix suave, à la recherche d’une particularité, fouillant encore et encore. On entendra parfois un peu de l’esprit du Gastr Del Sol d’Eight Corners sur l’EP Mirror Repair (1995) mais à la différence de David Grubbs et Jim O’Rourke, Roseboro n’incorpore aucune forme d’abstraction dans sa musique, au contraire, les intentions sont claires et vont droit au but. Un peu à l’image des Saxophones d’Alison Alderdice et Alexi Erenkov, il redore l’image d’un certain Easy Listening en n’oubliant pas cet ingrédient essentiel qu’est la profondeur. Avec une folle élégance, John Roseboro rappelle le calme frelaté du Henry Mancini période Six Hours Past Sunset (1969), le Luiz Bonfá d’Introspection (1972).
L’air de rien, ce petit gars, ce jeune américain est en train de forger un son nouveau qui prend aussi bien dans la Pop, dans la musique brésilienne, dans le Cool Jazz, gardant en tête les leçons Pop de Jim O’Rourke période Eureka (1999), celles de Burt Bacharach mais ce qui fait sa force, c’est qu’il reste à l’écoute de la rue, du souffle de la rue, de sa respiration. Cette respiration d’un peuple endormi mais qui peut-être un jour se réveillera, un peuple assoupi bercé par la voix de John Roseboro, cette voix de quelqu’un qui ne se réclame ni comme un guide ni comme un leader, la voix de quelqu’un qui dit cette pulsation du peuple, la parole anonyme de cette foule d’inconnus.
Une voix précieuse.
Merci