Alors qu’ils viennent de sortir ô fornaiz, un second album bien radical, qu’ils défendent en ce moment sur scène, nos voisins belges de marcel ont quand même pris le temps de répondre à nos questions, avec toute l’intelligence et l’humour qu’on leur connaît. Accrochez-vous au pinceau, ils enlèvent l’échelle !

Benzine : ô fornaiz marque un vrai durcissement de ton par rapport à votre premier album. Qu’est-ce qui a nourri cette évolution de votre musique ?
Amaury : charivari, notre premier album, était (à notre sens) assez accessible, mais ne nous a pas permis pour autant d’être repris dans les bandes sons de films de Christopher Nolan. Nous espérions également pouvoir faire une tournée au Japon, mais personne ne nous a rien proposé. En gros, on pensait devenir riches et célèbres avec ce disque, mais nous n’avons touché que 50 euros de droits d’auteur, alors qu’il y avait quelques trucs très pop et mélodiques. Les gens ne savent plus ce qui est bon ! Déception ! On s’est dit qu’il y avait un problème dans l’industrie musicale, alors on a décidé de faire quelque chose de moins pop pour voir si les Japonais préféreraient ça. Il doit y avoir un truc qu’on a pas bien capté. On attend encore leur retour. Il paraît que Kyoto c’est super beau.
Benzine : Vos prestations live sont toujours très énergiques mais assez festives. Ce nouvel album, encore plus abrasif, va-t-il changer votre manière d’aborder la scène ?
Amaury : Non non, nous gardons un point d’honneur à proposer une formule all-in qui fait notre originalité, à savoir quelque chose de violent et de sympathique à la fois. Nous aimons combiner des choses a priori éloignées; si le nouvel album est perçu comme plus “sombre”, nous arborerons toujours des moustaches mal taillées et des accents rigolos. C’est ce que nous sommes fondamentalement ; ce nouvel album n’est finalement qu’une variante de ce que nous avons proposé sur le premier.
Benzine : Le dernier titre de l’album, the final life of kushim wang, est assez acoustique et chaotique, il tranche nettement avec le reste. On perçoit dans ce morceau final des influences folk classique (un peu de Leonard Cohen ?) mais aussi des sonorités orientales. Quelles sont vos inspirations derrière cette approche ? Pourquoi avoir choisi de conclure l’album de cette façon ?
Amaury : Ça nous a paru intéressant de clore cet album avec quelque chose d’entièrement différent de ce qui est présenté pendant les trente premières minutes – à savoir du post-punk bruitiste et aux sonorités très diverses. Ici, par pur esprit de contradiction et de variété, qui constitue l’ADN de marcel, on a voulu s’essayer à un truc casse-gueule qui peut paraître prétentieux, voire encore plus éprouvant que les trente premières minutes. L’inspiration, c’était les longues chansons de Bob Dylan avec treize couplets, dans sa période électrique du milieu des années 60 ; mais aussi les expérimentations de Nico sur Marble Index et surtout les dissonances “fécondes” qu’on entend sur les deux derniers albums de Talk Talk. Ce sont des albums extrêmement séduisants et instructifs si on veut s’essayer à repousser le format du “simple” folk. D’un point de vue texte, c’est inspiré de Malone Meurt de Samuel Beckett, où il décrit les sensations d’un type qui meurt sur son lit. Il est très marrant quand il explore le vide, la monotonie. Ici la chanson s’articule autour de plusieurs couplets remémorant chacun une vie antérieure : un wisigoth au moment du sac de Rome, un cueilleur de caoutchouc congolais ou un marchand du temple de Salomon qui a détesté Jésus-Christ. Le but est à chaque fois de poser la question en quoi cette vie lui a appris quelque chose ou à quoi elle aura servi au reste de l’Humanité.
Benzine : Les paroles semblent plus sombres et engagées que dans votre premier disque. Y a-t-il un message central que vous vouliez faire passer avec ô fornaiz ?
Amaury : L’ensemble de l’album est une ode au feu, à son côté insaisissable, protéiforme et mystérieux. Il représente le côté ambigu de l’humain : iel imagine un Enfer constitué de flammes, et en même temps iel l’utilise souvent pour purifier quelque chose. La plupart du temps, le feu est craint, associé à quelque chose de néfaste, voire de désordonné. C’est le symbole des délires et fantasmes non assouvis de l’humanité, qui préfère tout cadrer et se divertir plutôt que d’affronter les réalités les plus insupportables. La mort par exemple. L’absence de certitude absolue. Pour autant, il n’y a pas forcément de message autour de ça. L’album est une célébration du feu sous toutes ses formes. Et indirectement peut-être, une critique de tout ce qui prétend à la pureté et au maintien de “l’ordre”.
Benzine : Comment s’est déroulé l’enregistrement de cet album ? Avez-vous adopté une approche différente de votre premier opus ?
Amaury : Nous avons fait appel au producteur britannique Ben Hampson, qui a produit le premier disque de DITZ et des Lambrini Girls, entre autres. Il avait déjà mixé notre premier album, mais cette fois-ci, avec l’argent accumulé sur les précédentes dates, on avait assez pour se payer ses services, et le faire venir en Belgique pour qu’il nous accompagne durant tout le processus d’enregistrement. Ça a duré dix jours, et il est venu un week-end pour nous voir jouer et causer arrangements en amont. On est donc passés d’un premier album entièrement autoproduit, dans tous les sens du terme, enregistré en grande partie dans la maison campagnarde de notre batteur Ulysse, à quelque chose où on gardait la direction artistique, mais où un autre agent du chaos venait s’ajouter. Plus globalement, c’est sûr qu’il nous a forcés inconsciemment à être efficaces, à ne pas trop s’éparpiller. Il ne prenait jamais la dernière décision, mais il a tout de même influencé quelques directions prises sur certaines chansons. Et bien sûr l’album a encore plus d’idées et de bidouillages surprenants, car Ben ne se restreint pas et est prêt à explorer les pistes les plus saugrenues, même si on sent que c’est stérile. On a senti qu’il comprenait le délire et ça a été d’une aide formidable. C’est un gars qui est dans le don, pas dans le calcul. C’était pile ce qu’il nous fallait.
Benzine : Jusqu’où êtes-vous prêts à aller pour faire évoluer votre son sans perdre l’essence de marcel ?
Amaury : Alors là c’est très simple: pas de musique qui se prend trop au sérieux, pas d’exhibitionnisme sentimental. C’est à peu près la seule restriction qu’on se donne. D’un point de vue musical, on ira aussi loin que nos capacités techniques (loin d’être illimitées) et notre ardeur le permettent. L’essence de marcel, s’il y en a une, c’est la dérision sans tomber dans le potache. On joue sérieusement une musique qu’on considère bâtarde, impure, mélangée, impropre au classement facile. C’est comme pour les chiens ou les chats : les bâtards sont les moins ennuyeux. Et ils durent plus longtemps !
Benzine : Avez-vous des références musicales ou artistiques qui vous ont particulièrement influencés pour cet album ?
Amaury : Talk Talk a déjà été cité dans leur approche des dissonances qui restent “écoutables”, voire carrément agréables. Dans les accords de guitare qu’on utilise, c’est très important pour nous de trouver l’exacte combinaison de notes qui ne sonnera ni trop triste ni trop bêbête, ni trop moche par exemple. Dans l’énergie, il y a toujours des groupes comme Crass ou Jesus Lizard ou, plus récemment, Blacklisters, qui communiquent une véritable rage tout en distillant un soupçon de théâtralité clownesque. Il y a aussi The Ex et This Heat, avec le côté expérimental, inquiétant et foutraque à la fois, avec des textes souvent cryptiques mais engagés. Notre musique ne ressemble pas vraiment à celle de tous ces groupes, mais c’est en les écoutant et en écoutant toujours plus de musique classique, ou de black metal ou de jazz qu’on sort des carcans du punk et du post-punk, et des exigences de leurs fans qui deviennent presque puritains avec l’âge.
Benzine : Si vous deviez résumer ô fornaiz en une seule phrase, ce serait quoi ?
Amaury : Un pot-pourri de musique bruyante mais agréable, qui plaira à votre neveu de cinq ans comme à votre mamy anar.
Benzine : Et maintenant, vers quoi pensez-vous évoluer ? … Si ce n’est pas trop tôt pour le dire…
Amaury : C’est en effet trop tôt, mais pourquoi pas essayer de se tourner vers quelque chose d’encore plus expérimental et plus noise, moins produit, plus frontal… Le tout avec du chant crooné ou chanté comme en bossa nova… En wallon ! Un mélange de Minutemen, de Blurt et de Guy Cabay… Le rêve si on arrivait à se rapprocher ne fut-ce que d’un chouïa de ça ! Enfin, ce sera peut-être extrêmement pénible comme musique, mais au moins ce serait rigolo.
Benzine : Et pour finir, une question amusante : si vous n’étiez pas marcel, qu’est-ce que vous seriez ?
Amaury : Des moines bouddhistes qui émettent des petits sifflements pour déconcentrer les autres lors des séances de méditation collective. Ou bien des chats qui se dorent la pilule au soleil, trop gros pour se battre, bien planqués dans un village des Ardennes belges. Ou bien de jolis tire-bouchons.
Propos recueillis par Eric Debarnot
Photos du groupe : mathieu teissier