Avec cet album bizarre qu’est les Helvétiques, Hugo Pratt dépasse allègrement les bornes de « la bienséance intellectuelle », nous livrant un conte onirique qui débouche sur une vaste plaisanterie, voire même une pure et simple fumisterie. Voici un album qui prendra à rebrousse-poil tous ceux qui attendent une autre grande aventure « sérieuse ». Mais qui réjouira (peut-être) les autres.

Curieusement, j’étais passé complètement à côté des Helvétiques à sa première parution en album, en 1988, alors que je suivais fidèlement chacune des aventures du beau Corto depuis ma mémorable découverte de la Ballade la mer salée. C’était sans doute – je ne m’en souviens pas – le côté entièrement onirique de l’œuvre qui m’avait découragé, moi qui, rationnel en diable, souffrait déjà lorsque Corto abandonnait occasionnellement la réalité politique et historique pour se plonger dans l’une de ses rêveries qui me paraissaient toujours une perte de temps complète ! A moins que ce ne fût l’aspect formellement « expérimental » (pour Hugo Pratt !) du livre, avec un trait plus ferme, moins esquissé.
Toujours est-il que ce refus – à l’époque – d’entrer dans le « rêve éveillé » du onzième album de Corto Maltese m’a permis de le savourer beaucoup mieux aujourd’hui… à un âge plus « approprié » dans la mesure où l’on peut lire cet album étrange, très loin du « romantisme » des « grands Corto », – et terriblement mélancolique parfois -, comme une méditation à la fois amusée et lucide sur la vanité des mythes et des croyances. Soit le genre de petit cadeau qu’un auteur se fait à lui-même quand il n’a plus rien à prouver, qu’il a trouvé le pays de sa dernière demeure (la Suisse, que Pratt n’a de cesse de réhabiliter ici en l’inscrivant sur la carte des grands mythes), et qu’il sourit désormais de son propre enthousiasme passé pour les mystères de notre civilisation : lorsque l’alchimie est une simple plaisanterie, lorsque le Saint Graal se révèle n’être qu’un vulgaire objet qu’il faut enchaîner pour le protéger de la rapacité touristique des chevaliers (qui sont surtout des frustrés et des « coincés », sexuellement parlant), lorsque y boire une gorgée d’eau de jouvence n’aura, évidemment, aucun effet à part un léger rajeunissement cosmétique et pas mal d’ennuis avec le Diable en particulier, cela vaut-il la peine de se préoccuper vraiment de tout ce fatras de légendes plus ou moins religieuses ?
Il faut néanmoins admettre que tout n’est pas absolument réussi dans les Helvétiques : l’abondance, non, le foisonnement de références picturales, historiques et littéraires frôle la saturation, le « name dropping », vice habituel de Pratt, y dépasse les bornes, et le lecteur peut avoir le sentiment d’être parfois la victime de blagues de potache (la danse avec les squelettes, le gag du « fil de l’épée », le clin d’œil à King Kong, etc.), voire même d’une certaine… fumisterie de la part de Pratt.
C’est pourtant au cœur de ce grand (et pourtant humble) n’importe quoi que se niche la beauté paradoxale des Helvétiques : puisque rien n’a d’importance, amusons-nous une dernière fois.
La vie est si courte.
Eric Debarnot
Corto Maltese, tome 11 : Les Helvétiques
Scénario et dessin : Hugo Pratt
96 pages en couleurs
Éditeur : Casterman
Prépublication dans le mensuel italien Corto en 1987
Parution en album en France : 1988
Hugo Pratt – Corto Maltese : Les Helvétiques – Extrait (version en couleurs) :
