« Sinners » de Ryan Coogler : Soul Lotta Love

Même s’il est loin d’être totalement réussi, Sinners ne manque pas d’âme en tant que « film d’auteur » à gros budget.

Sinners
Copyright 2025 Warner Bros. Entertainment Inc.

La sortie de Sinners est, pour le monde du cinéma, intéressante à plus d’un titre, car elle concentre un certain nombre des problématiques de l’époque. Pour la Warner, c’est un des derniers paris sur un film « d’auteur » à gros budget, après les bides pharaoniques de Joker, folie à deuxFuriosaet Mickey 17. Pour Coogler, l’émancipation des franchises Creed et MCU, dans un projet personnel dont il est le scénariste. Pour les salles, la sortie d’un film spécialement conçu pour elles, concocté avec amour par un cinéphile qui l’a tourné en pellicule Ultra Panavision et Imax. On passera sur la coquetterie de VFX assez vaine nous proposant le dédoublement d’un même comédien, que Warner nous impose pour la troisième fois (après Robert Pattinson dans Mickey 17et Robert De Niro dans The Alto Knights) et qui permettra une double ration de Michael B. Jordan pour le prix d’un seul billet.

Sinners afficheSinners n’est évidemment pas un chef-d’œuvre : nébuleux dans certains de ses développements, référentiel au point d’en perdre par moment sa colonne vertébrale, le film mange à de trop nombreux râteliers et se construit presque comme une série, qui voudrait donner à chaque personnage son histoire, son caractère et sa propre quête. Le grand guignol final n’évite pas la laideur numérique et les lourdeurs du pathos à travers des motifs sur-écrits. Mais l’essentiel n’est pas là.

Le divertissement se construit aussi dans la surprise, la fraîcheur d’une proposition, sinon nouvelle, au moins un peu courageuse. Et Sinners joue habilement de cette carte. La longue exposition sur le jeune prodige du blues et le retour des cousins jumeaux (à l’exception d’un prologue en flashforward assez poussif) installe un univers où la reconstitution plantureuse atteste immédiatement d’un savoir faire sincère. Coogler se plonge dans les racines africaines-américaines, et suit la construction d’une utopie, à savoir un club dédié au blues entièrement à l’abri des blancs. L’euphorie des retrouvailles et du projet collectif est habilement élaborée par le cinéaste, qui travaille sur la durée une gradation continue, où la musique joue un rôle majeur. Une façon, en somme, de se réapproprier le folklore évoqué par les Coen dans O’Brother, mais en lui ajoutant un élément manquant cruellement au cinéma actuel : la sueur, le sexe et la ferveur. Car dans cette odyssée identitaire complexe, où l’âme d’un peuple opprimé trouve ses voies d’expression à travers la musique, les corps ont aussi voix au chapitre. Danse, transe, étreintes ponctuent le récit, dans une déclinaison sensuelle de la comédie musicale où les barrières s’estompent et le vernis hollywoodien s’écaille.

Sinners prend donc son temps, et c’est tant mieux, notamment dans la durée des morceaux musicaux, et le paysage contrasté qu’il donne à voir, entre noirs et blancs, opprimés et prédateurs, atteignent un apogée assez mémorable lors d’une séquence où les temporalités se mélangent pour suivre l’irrigation fondamentale de la musique noire à travers les âges. Le film aurait pu s’arrêter là, et rejoindre, en somme, le parti pris d’Un parfait inconnu, où la musique était le sujet principal, considérée dans l’intégrité de sa durée. Mais Sinners a d’autres ambitions, et joue avec le genre, à la fois pour séduire un public plus large et complexifier ses thématiques, à la manière dont Jordan Peele évoque dans ses films (Get OutUsNope) la question raciale. Le mélange complexe entre sorcellerie, christianisme, prédation vampirique et KKK dessine un territoire mouvant où l’art est autant une affirmation de soi qu’une mise en danger face à une culture dominante qui voudrait l’annihiler. La tentation de la métamorphose et de la vie éternelle est la forme ultime de l’abandon – vendre son âme, en somme – tout en dénonçant avec force la lutte féroce qui sera nécessaire pour pouvoir rester soi tout en restant vivant, parabole à peine voilée de l’individu auteur face au rouleau compresseur hollywoodien.

Le fun bordélique qui s’en suit prend ainsi des airs de récompense : il va bien falloir en découdre. Coogler lorgne alors clairement du côté de Rodriguez et sa Nuit en enfer, mais surtout de Tarantino et de ses séquences cathartiques où un bon massacre pansera des blessures plus profondes, et offrira une revanche fictionnelle sur l’Histoire. Si le pastiche peut sembler une solution de facilité pour le cinéaste, il n’entame pas l’âme qu’il a su insuffler à l’ensemble de l’édifice. Face aux vampires de l’aseptisation et l’essorage des franchises, le succès ou non de sa proposition pourra déterminer des directions artistiques vitales pour l’avenir du cinéma hollywoodien.

Sergent Pepper

Sinners
Film US de Ryan Coogler
Avec : Michael B. Jordan, Hailee Steinfeld, Miles Caton…
Genre : drame, horreur, action
Durée : 2h17
Date de sortie en salles : 16 avril 2025

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