« Petites morts à Sonagachi », de Rijula Das : la dignité des prostituées de Calcutta

Avec son premier roman, l’universitaire et traductrice du bengali Rijula Das a obtenu en Inde le prestigieux prix Tata Literature Live. Elle y dresse le portrait sans concession de la réalité des parias de la société, de leur féroce résilience et des obstacles dangereux qui se dressent sur le chemin de leur dignité.

Das Rijula
© Harris Mackenzie-Boock

Même si l’intrigue principale se déploie autour des ramifications liées à l’assassinat particulièrement barbare d’une prostituée, il ne faut pas lire Petites morts à Sonagachi comme un polar, sinon le risque est d’être déçu. Il y a bien une enquête mais, en elle-même, elle est assez poussive, ne débouchant pas sur un résolution nette (à moins que cela ne soit volontaire pour dénoncer un « système » plus qu’un individu en particulier).

Petites Morts à Sonagachi Rijula DasLa trame policière n’est qu’un prétexte à parler des invisibles, des parias de la société indienne, de ces laissés-pour-compte. Tout repose donc sur des personnages forts : Lalee, une prostituée au caractère trempé, qui se voit offrir suite à l’assassinat de son amie la « promotion » dans la maison close qu’elle attendait depuis longtemps, au point de la mettre en danger ; Tilu, son babu, un de ses clients réguliers, issu de basse caste, pathétique écrivain de romans érotiques qui la visite un mercredi sur deux dès qu’il a un peu d’argent et est fou amoureux d’elle mais ne reçoit en retour que mépris ; ou encore Sonia, spectaculaire prostituée ouzbek associée à un maquereau plutôt minable, aux énigmatiques ressorts et agissements.

C’est en fait un portrait vivant de l’Inde que propose Rijula Das, avec ses personnages comme guides dans les rues de Sonagachi, le plus grand quartier chaud d’Asie : une centaine de maisons closes à plusieurs étages pour au moins 50.000 prostituées ; des flics indifférents aux violences faites à ces dernières ( l’adjectif du titre, « petites », est à comprendre comme « qui ne comptent pas ») qui enquêtent mollement de peur de perturber un juteux système de pots-de-vin ; des ONG dénonçant l’exploitation de femmes pauvres venant des campagnes indiennes, du Népal, du Bangladesh, parfois à peine âgées de 7 ans ; et de nombreux ahsrams menés par d’inquiétants gourous qui abusent de la crédulité d’une population facilement manipulable.

Autant l’enquête est confuse, autant la restitution de l’atmosphère foisonnant de Calcutta, est passionnante, permettant de sentir son fonctionnement, son âme, transcendant ainsi son simple rôle de décor. Rijula Das n’a pas peur d’adopter un ton sarcastique ainsi qu’un réalisme brutal qui met à nu la cruauté qui s’abat sur les plus faibles, elle n’a pas peur d’aborder des sujets tabous et de mettre ainsi mal à l’aise le lecteur avec une crudité tranchante pour dire le quotidien impitoyable des travailleuses du sexe qu’elle met en scène.

Elle rend ainsi toute leur dignité à ces femmes, à la communauté qu’elles forment et qui nous touchent. Elles ont des enfants, nouent des amitiés, sont attachées à leur chambre, dans leur maison close, car c’est le seul endroit vraiment à elles, manifestent devant le commissariat concerné pour faire en sorte que le meurtre de leur amie ne reste pas le énième crime impuni. Elles s’organisent en une coopérative (le Durbar), première en son genre en Inde qui a réussi, entre autres, à ralentir drastiquement la circulation du virus du sida. Et c’est bien là l’essence du roman noir que de faire œuvre de résistance.

Marie-Laure Kirzy

Petites morts à Sonagachi (A Death in Shonagachhi, 2021)
Roman de Rijula Das
Traduit de l’anglais (Inde) par Lise Garond
Editeur : Seuil, collection Cadre Noir
384 pages – 23,50€
Date de parution : 21 mars 2025

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