« Le Chant du prophète », de Paul Lynch : un cauchemar dystopique à travers les yeux d’une mère

Avec ce cinquième roman à la puissance narrative impressionnante, Paul Lynch a remporté le prestigieux prix Booker 2023, récompense décernée chaque année à la meilleure œuvre de fiction publiée au Royaume-Uni et en Irlande. Un uppercut qui fait écho à toutes les violences subies par les populations de pays en guerre, de la Syrie à Gaza, un cri d’alarme pour pousser à la vigilance face aux dangers qui menacent les démocraties.

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© Joël Saget

Dans la plupart des dystopies ou romans d’anticipation, le décor contextuel est posé d’emblée, la catastrophe étant déjà arrivée. Paul Lynch propose une situation inverse puisque son récit débute dans un monde qui est quasiment le nôtre, à peine une certaine instabilité politique qui a conduit un parti d’extrême-droite au pouvoir deux ans auparavant.  Et puis voilà qu’un secrétaire général d’un syndicat, est enlevé avec d’autres lors d’une manifestation anti-gouvernementale, puis arrêté arbitrairement. A Eilish, sa femme de prendre les décisions importantes pour protéger ses quatre enfants alors l’instauration d’une loi d’urgence fait sombrer le pays dans le totalitarisme et la guerre civile.

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Ce ne sont pas les rouages politiques de cet Etat devenu totalitaire qui intéresse l’auteur, mais c’est l’expérience vécue par ceux qui en sont les victimes, ce sont les conséquences intimes et physiques, c’est ce que signifie être humain dans ce contexte terrible. Ce qui intéresse Paul Lynch, c’est ce que devient cette famille plutôt que l’Etat dans lequel elle vit. Le récit, empathique, palpite au rythme d’Eilish dans ce monde qui se termine à combustion lente, sans changements radicaux : sa prise de conscience, ses dilemmes nés de la confrontation entre panique, sidération, déni et refus obstiné de plier.

« Elle se voit au fond d’un trou sous la terre, elle voit les plus beaux aspects de son amour, elle voit aussi comment sa vie a été dévorée par la force brute qui gouverne toute chose, là-dedans elle n’est rien, à peine un grain de poussière, la résistance d’une particule infime, et dans sa détresse elle porte le regard vers le sang de l’homme abattu qui s’écoule lentement pour fuir son corps, les cellules encore vivantes, les globules blancs et rouges qui tâchent de fonctionner dans une sorte d’indifférence pendant que le sang répandu suit la pente du terrain, comme s’il voulait que le caniveau le conduise vers les eaux souterraines où il se dissoudra et renaîtra autrement, elle contracte ses poings et plante le bout de ses pieds dans le sol, elle veut vivre et voir ses enfants »

Lire Le Chant du prophète est un expérience inconfortable. Pour pousser au paroxysme l’expérience du lecteur, en adéquation avec l’expérience totalitaire, Paul Lynch a posé un choix stylistique fort dont il pousse les curseurs au paroxysme. Il y a bien des chapitres, mais chacun est délivré sans interruption : pas de sauts de paragraphe, des phrases longues et sinueuses autour de dialogues insérés directement dans le récit sans guillemets mais interrompus par des descriptions et flux de conscience, jusqu’à composer une sorte de transe littéraire surpuissante. La cohérence forme / fond est tellement organique qu’on sent la paranoïa s’insinuer implacablement en nous, on peine à respirer dans cette atmosphère claustrophobe terriblement anxiogène et oppressante, au point qu’on a souvent besoin d’interrompre cette lecture.

Dans les cinquante dernières pages, le rythme s’accélère, avec toujours en fond un questionnement aux résonances métaphysico-existentielles dont la plausibilité empêche de détourner le regard, obligeant le lecteur à se confronter à des questions telles que :  jusqu’à quelles limites faut-il accepter le combat ?.comment faire le deuil de ce qu’on aimé ? comment savoir quand partir et quitter tout ce qu’on a construit, ses souvenirs avec ? Evidemment, pas de réponses tranchées mais peut-être cette citation de Bertold Brecht (en exergue) comme guide « Dans les temps sombres, y aura-t-il aussi des chants ? Oui il y aura aussi des chants. Sur les temps sombres. ».

Marie-Laure Kirzy

Le chant du prophète (Prophet song)
Roman de Paul Lynch
Traduction de l’anglais ( Irlande) par Marina Boraso
Editeur : Albin Michel
292 pages – 22,90€
Date de parution : 2 janvier 2025

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