Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, le troisième chapitre d’un règne particulier, de ceux que l’on peut avoir du mal à reconnaître.
En préparant ma sélection destinée au volet « seventies » de cette rétrospective, j’ai dû trancher une question de fond. Fallait-il privilégier :
1. Des classiques gravés dans le marbre de la conscience collective ? (pensez Led Zep, Velvet, Doors ou Pink Floyd, des valeurs sûres que je ne suis pas le mieux placé pour décortiquer),
2. Des perles méconnues ? (Le premier album de Metro devait intégrer ma liste mais j’ai malheureusement dû faire des choix. Allez tout de même l’écouter si ce n’est pas déjà fait, c’est vraiment super)
3. Des œuvres qui cristalliseraient quelque chose du rapport à la musique, qui encapsuleraient un moment marquant d’un parcours de fan ?
Incapable de favoriser une seule approche, j’ai opté pour l’hybridation, et mon sujet du jour provient spécifiquement de la troisième catégorie. Un album dont l’appréciation aura nécessité un revirement, un changement de point de vue, et le reniement d’une opinion préalablement établie. Sheer Heart Attack, le troisième opus d’une institution british : Queen. Une entité populaire au sens noble, sans mauvais jeu de mot. Queen est plus qu’un groupe, c’est un phénomène culturel, une marque impérissable qui blinde des stades depuis plus de cinquante ans, et arrive à décrocher un Oscar avec un biopic pourtant réalisé par le vermisseau Bryan Singer. Or, durant la totalité de mon enfance et adolescence, je faisais partie des gens qui n’aimaient pas Queen. Bien sûr, je connaissais certaines de leurs chansons. Mes profs d’anglais nous avait fait écouter We Are The Champions, dont nous avions ensuite disséqué les paroles (le present perfect, tout ça tout ça). J’avais vu Highlander en rediffusion à la télé, et il n’était pas rare d’entendre We Will Rock You en arrière-plan d’une publicité. Another One Bites The Dust, Crazy Little Thing Called Love, I Want It All et Show Must Go On passaient régulièrement à la radio, et Bohemian Rhapsody était bien intégré aux premiers algorithmes internet de la seconde moitié des années 2000. Je suppose que cette omniprésence me rendait sceptique.
Je n’avais aucun préjugé contre la musique des générations antérieures à la mienne, bien au contraire, mais mes parents n’étaient pas des sujets de Sa Majesté. Pour le gosse biberonné à Iggy, Bowie, Roxy, Clash, Ramones, Dolls et autres Cramps, Queen avait des allures de mastodonte hors programme. Je ne savais que faire d’un guitar hero astrophysicien et d’un frontman à mi-chemin entre le prof d’aérobic ultra-impliqué et le spectre de Bianca Castafiore. L’ADN du groupe était si reconnaissable, si spectaculaire, qu’il m’en semblait absurde. Mais pas « délibérément » absurde comme les Dolls et Sparks pouvaient l’être, ni surréalistes comme les Mothers of Invention, qui donnaient l’impression de se moquer de styles musicaux qui n’existaient pas encore à leur époque. C’était autre chose, même si certains ingrédients étaient identifiables. Je me rendais compte qu’il y avait du glam chez Queen, mais je voyais bien qu’il n’y avait pas que ça. En matière de hard rock, je comprenais mieux les groupes qui assumaient une forme d’excès caricatural (pensez Aerosmith circa 1976) ou ceux qui tentaient, à l’inverse, de superposer le charbon sonore à une facette plus intime. Thin Lizzy m’avait notamment conquis par la dimension quasi-dylanesque de l’écriture de Phil Lynott, aux antipodes des poncifs heavy de la décennie soixante-dix. Mon impression initiale et durable de Queen fut donc, métonymiquement, celle d’une chanson comme Radio Gaga, qui, en voulant brocarder la soupe FM, me donnait l’impression d’en resservir un gros bol. Un bol luxueux, certes, mais tout aussi calibré que ce que la chanson avait à cœur de critiquer.
Bien sûr, je me trompais. Ou, plus exactement, je n’avais pas compris ce qu’était Queen. Ma vision était parcellaire et, fatalement, erronée. En bon puriste du vacarme, ma perception soi-disant profonde fut ébranlée par l’une des choses la plus superficielles du monde. Un gros riff bien bourrin. Vous savez, ce truc qui remonte à la cinquième de Beethoven en visant notre cerveau reptilien, et que mon premier prof de guitare décrivait comme « ce qui meule la face du public pendant une chanson ». Comme un signe, le titre en question semblait évoquer un accomplissement, une arrivée à destination et le constat d’un instant présent. Now I’m Here. Moi, ici, maintenant. Sur le moment, j’aurais eu du mal à expliquer ce qui m’avait plu. Une dizaine d’années plus tard, j’ai quelques vagues théories. Peut-être est-ce dû à cette longue introduction, avec des changements d’accords espacés qui créent un faux sens de sécurité pour l’auditeur novice, avant un premier tirage de tapis quand arrive le pont de la trentième seconde, avec Roger Taylor qui fait débarouler ses fûts comme Keith Moon, et que Bryan May fait siffler des harmoniques artificielles en stéréo. Puis, à la quarante-neuvième seconde, un second virage en piqué vers cet énorme riff qui gronde comme si un avion à réaction s’abaissait au-dessus de nos oreilles. Peut-être est-ce aussi dû au tempo fluctuant, pressant et ralentissant suivant le relief musical, ajoutant un motif à la dernière occurrence du riff sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’une intention ou d’une impulsion du moment. Peut-être est-ce, tout simplement une question de son. Celui de Brian May, jouant avec un penny en guise de médiator sur sa fameuse Red Special, une guitare fabriquée avec son père dans un manteau de cheminée et amplifiée via un Vox AC-30. Peut-être avais-je perçu, dans ces lampes EL-84 rugissantes, une parenté avec mon véritable riff favori, celui de Raw Power, où James Williamson utilise la version dite « top boost » de ce même circuit. Pour booster ses aigus, May a recours à treble booster, une idée soufflée par Rory Gallagher, et qui produit ce phrasé chantant, facilement accordable au larynx lyrique de Freddie Mercury. Si la menace heavy-glam en double-stops des couplets m’avait enthousiasmé dès la première écoute, j’étais surpris par le texte de la chanson. Un mélange d’allitérations (le tempo n’est pas rapide, heureusement. Imaginez devoir articuler une phrase comme « a thin moon me in a smoke-screen sky » sur un métronome de 185 bpm), de poncifs fleur bleue qu’on croiraient déclamés par Yoda (« A baby I was when you took my hand », « the beams of your love light chase ») et des vignettes d’un journal de tournée avec Mott The Hoople. Piqué au vif, je me devais d’examiner l’album dans sa totalité.
On commence dans le bruissement d’un parc d’attraction, possiblement celui du Palace Pier auquel le titre de Brighton Rock pourrait faire référence. Au milieu des manèges, Brian May enclenche la rotation d’un grand huit que Roger Taylor et John Deacon rejoignent avec fougue. Dans la nacelle, Mercury nous conte la rencontre de Jenny et Jimmy, au sein d’un cadre qui est littéralement celui du Quadrophenia des Who. À chaque écoute, je ne peux m’empêcher de noter que le mot « magic » sert de charnière à la voix de Mercury. Ce mot bien précis, que le single A Kind Of Magic rendra iconique dans le canon queenien, induit un changement de registre. À la quarante-septième seconde, la première syllabe « ma- » est phrasée avec une voix de tête androgyne, comme si Mercury cherchait à défier Aretha Franklin, l’une des ses idoles revendiquées. La seconde syllabe « -gic », est virile, vibrée en voix de poitrine comme chez Brian Connolly, autre frontman de l’époque évoluant à la lisière entre glam et hard. « Magic », donc. Un choix délibéré pour ce tour de passe-passe vocal effectué en studio par le prestidigitateur Mercury. En live, il se montrera plus prudent, comme l’atteste le concert en 1975 à l’Hammersmith Odeon, où il démarre sur l’octave inférieure. En comparaison, le fameux « ma-gic » devient un mouvement ascendant, héroïque, comme le solo-fleuve de Brian May, qui utilise une pédale de delay pour harmoniser avec son propre instrument. Durant la première phase d’enregistrement, le guitariste est hospitalisé pour une hépatite. L’album est écrit dans l’urgence, en à peine plus de deux semaines.
Killer Queen est l’une des composition créditées uniquement à Mercury, qui dit l’avoir bouclée en une nuit de travail. Stylistiquement, le groupe embrasse sa facette glam, avec un groove ternaire au piano et des percées de guitares aux moments les plus dramatiques. L’apport d’un clavecin ajoute un élément baroque en phase avec le texte de la chanson, décrivant une courtisane dont l’influence s’étend bien au-delà des murs de son boudoir à l’adresse variable. Le solo de May est un délice micro-symphonique, harmonisé avec art, en parfaite continuité mélodique avec le chant de Mercury. En revanche, les arpèges acoustiques de Tennement Funster sont joués par Roger Taylor, qui signe la composition et passe au micro dans un registre qui rappelle les tendances les plus exubérantes de Paul McCartney. Le texte est un autoportrait du batteur en trublion du voisinage, qui drague tout ce qui bouge, suscite l’envie des voisins par son choix de chaussures et leur effroi par ses errements capillaires.
Flick of the Wrist fait partie de ces chansons qui, rétrospectivement, paraisse préfigurer ce qui suivit. D’une façon similaire à Bowie avec Queen Bitch, première bouture d’un son qui sera celui de Ziggy Stardust, Flick of the Wrist établit un précédent qui aura sans doute informé la création ultérieure de Bohemian Rhapsody. Les acquis opératiques de March of the Black Queen, longue pièce de l’album précédent, sont ici fondus en une composition dynamique, fuselée comme un engin de précision. La section rythmique de Taylor et Deacon pulse derrière les soli chromés de May, tandis que Mercury exulte comme une scène de cabaret. Le rendu des chœurs est encore un peu strident, mais la sophistication future de Night At The Opera affleure au milieu d’un rock débarrassé de certaines lourdeurs encore perceptibles sur les deux albums précédents. Lily Of The Valley est une courte ballade au piano qui sert de conclusion à Flick Of The Wrist, avec une cascade d’harmonie fluorescentes qui deviendront une signature du groupe sur leurs projets ultérieurs. Après Now I’m Here, In The Lap of The Gods surenchérit avec un falsetto au laser, une batterie cinématique et un piano qui carillonne derrière des chœurs d’opéra. Mercury dégaine son phrasé le plus ampoulé pour harmoniser directement avec la Red Special et chauffer la place pour la grosse baston à venir. Stone Cold Crazy est, très clairement, le fait d’arme le plus métallique de Queen à ce stade, égalé seulement par Ogre Battle sur l’opus précédent. Roger Taylor livre une performance d’une précision métronomique, pendant que Brian May semble avoir prédit l’arrivée de Metallica avec vingt ans d’avance. Le titre échoira d’ailleurs à James Hetfield durant le fameux d’hommage à Freddie.
Le piano-voix revient au premier plan pour Dear Friends, une minute de pop épistolaire qui sonne comme un homologue queer à certaines rêveries de Bryan Ferry dans ses instants les plus vulnérables. Misfire n’est pas la composition la plus fascinante de l’album, mais son format court, sa batterie joviale et ses guitares multi-trackées sont suffisamment ludiques pour donner le change. Bring Back That Leroy Brown agglomère bluegrass, skiffle et doo-wop dans une tambouille frénétique où la basse de Deacon démontre une agilité à toute épreuve. On aurait presque envie d’entendre le groupe tenter d’allonger sa jam pour encore plus de délire jazzy. En revanche, She Makes Me donne l’impression de traîner en longueur. Brian May ne chante pas mal, mais la cadence lancinante des changements d’accords aurait pu bénéficier d’un peu plus de fantaisie pour se hisser au niveau du reste de l’album. Heureusement, l’écoute se conclut sur In The Lap of the Gods… Revisited, glorieuse tranche de hard rock baroque (appelons ça du hard roque, si vous le voulez bien) où les accords de Brian May grondent sur les breaks tonitruants de Taylor. Le tempo, faussement mélancolique, est un terrain propice à des saillies dynamiques comme autant de petits volcans survolés à une distance trop réduite pour se sentir en sécurité. Le son d’une vitesse de croisière désormais à portée de penny.
Malgré sa gestation brusque et une logistique parfois contrariée (la chanson-titre n’apparaîtra pas avant 1977 sur News Of The World), Sheer Heart Attack capte Queen à son premier point d’équilibre entre une grandiloquence assumée et un rock dur comme le diamant, occasionnellement emprunt d’un danger que le groupe ne retrouvera jamais totalement après la fin des années soixante-dix. En 1974, Queen revendique son couronnement, sans ambages ni détours. Le problème de l’honnêteté, c’est qu’on peut la percevoir comme un manque de subtilité. Si l’on est persuadé de la solidité de ses appuis, la fausse modestie n’est plus vraiment une option. Ce fut, pour ma part, la leçon apportée par Sheer Heart Attack, qui avait bel et bien fini par déclencher le fameux coup de cœur promis par son titre. Au moment d’écrire ces lignes, je ne le regrette toujours pas.
Étant d’un naturel curieux, je me permets d’inviter quiconque me lirait à investir la section de commentaires pour répondre à cette question : Quel est l’album qui vous a le mieux montré que vous pouviez changer d’avis au sujet d’un artiste, d’une carrière, ou d’un genre musical au sens large ?
Mattias Frances