« Les lendemains qui chantent » de Arnaldur Indridason : un bon cru de la série « Kónrað »

L’insupportable Kónrað s’obstine encore et toujours à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour établir un lien entre des événements antédiluviens qui n’en ont apparemment aucun.

Arnaldur Indridason
© philippe-matsas

Lors de l’épisode précédent de la série « Kónrað » (Les parias), le lecteur avait pratiquement obtenu la clé de pas mal de mystères et s’était dit un peu vite qu’il s’agissait peut-être du dernier de cette série bien sombre, avec un héros qui n’en est pas vraiment un, aussi mal à l’aise dans sa vie privée que dans son métier de flic, et qui porte sur ses épaules tout le poids d’un père toxique et à moitié escroc. Mais c’était compter sans la persévérance de Arnaldur Indriðason et sans l’obstination de son héros, le fameux Kónrað, Konni pour les intimes. Alors, après Les parias, voici donc Les lendemains qui chantent, un roman où Indriðason affûte encore son regard sur l’histoire de son île, une histoire faite de compromissions, de corruptions et d’égarements.

Konni, le flic à la retraite, n’en a donc pas fini avec les mystères du passé.
Dans les années 70, un homosexuel a été assassiné : son corps n’a pas été retrouvé mais un homme, Natan, a été arrêté et a fini par avouer le meurtre. Natan est mort en prison. La victime, c’était Skafti, « Skafti Timoteus Hallgrimsson, dont on pensait qu’il avait été assassiné à Reykjavik dans les années 70 ». Dans les années 80, toujours en pleine guerre froide, c’est le propriétaire d’un pressing qui disparaît sans laisser de traces et « la police n’avait jamais su ce qu’était devenu Pétur Jonsson. Les recherches de grandes envergures engagées n’avaient jamais abouti. ». Nous voici en 2019 : le corps de Skafti vient d’être retrouvé, mais pas vraiment là où on l’attendait. Dans le même temps, c’est le cadavre de Franklin, un ami de Pétur, qui est retrouvé assassiné au bord d’un lac. Est-ce qu’ « il y aurait un rapport entre la mort de Franklin aujourd’hui et la disparition de Pétur il y a des dizaines d’années ? ».

Kónrað, le flic retraité au passé douteux, va reprendre du service, recommencer à creuser dans le passé de l’île, harceler ses concitoyens ou même interroger ses proches. D’autant plus que c’est son ami Leo qui, à l’époque, avait mené l’enquête et inculpé le meurtrier de Skafti tandis qu’aujourd’hui « les médias voulaient savoir qui avait mené l’enquête à l’époque et pourquoi elle avait été autant bâclée. ».

« […] – Qu’est-ce que vous avez foutu quand vous avez arrêté Natan ? demanda-t-elle d’un ton accusateur. Comment vous avez pu bâcler l’enquête à ce point ?
– Comment on a pu ? soupira Konrad. Si seulement la réponse était simple. »

Kónrað et le lecteur auront bien du mal à démêler les fils du passé et l’aide de son amie Eyglo avec ses séances de spiritisme ne sera pas de trop.

L’intrigue est longue et lente à se mettre en place : l’insupportable Kónrað s’obstine à fouiller dans le passé de ses compatriotes pour trouver un lien entre des événements qui n’en ont visiblement aucun. Tel un jouet mécanique infatigable, il fonce, pose des questions, dérange, blesse, perturbe, et puis se heurte finalement à un mur de silence. Alors il repart sur une autre piste, fouine, pose ses questions, irrite, vexe, et puis bute à nouveau …
« […] – J’avais oublié ce détail.
– Lequel ?
– À quel point vous êtes insupportable, répondit Dagmar en se levant pour lui indiquer la sortie. Mais maintenant je m’en souviens. Vous passiez votre temps à poser des questions sans intérêt. Et à fouiner dans des affaires qui ne vous concernent pas. Je vois que ça n’a pas beaucoup changé.
[…] – Vous cherchez quoi, au juste ? demanda Sveinb-jörn.
– Un mensonge, répondit Konrad sans hésiter. Je cherche un mensonge. Il y a forcément des gens qui ont menti dès le début dans cette enquête.
[…] – J’ai préféré attendre.
– Vous avez peut-être attendu assez longtemps.
– Peut-être, répondit Ivan. J’ai peut-être attendu assez longtemps… »

Le lecteur fidèle va retrouver là tous les thèmes récurrents de cet auteur, c’est un véritable festival et le passé dans lequel farfouille Kónrað est celui de la guerre froide. Il y a donc l’insupportable présence américaine sur l’île.
« […] À cause de l’armée. Des troupes américaines. Je les détestais. Je ne supportais pas leur présence en Islande. J’ai grandi dans cette haine. Dans cette hostilité. On m’a toujours dit qu’on devait s’opposer à la présence des soldats américains. »

Il y a l’espionnite à laquelle se livrent soviétiques et américains, utilisant les islandais comme des pions sur l’échiquier mondial, à l’époque où certains « avaient tourné le dos au socialisme après leur séjour au pays des lendemains qui chantent ».
« […] – Vous devriez aller discuter avec le Comité d’exportation du hareng, avait conseillé le fonctionnaire des Affaires étrangères lorsqu’ils s’étaient séparés à la Bibliothèque nationale.
– Le Comité d’exportation du hareng ? s’était étonné Konrad.
– À mon avis, c’est une bonne idée. Ce comité était le seul organisme islandais à se rendre régulièrement à Moscou pour signer des accords concernant le hareng avec les Russes. Si j’enquêtais sur une affaire d’espionnage dans notre camp, je commencerais par là. »
Je vous parle d’un temps où l’on roulait en Lada, et où les chalutiers russes croisaient au large de Reykjavík.

Il y a ces pesantes histoires de famille, lourdes de secrets et de non-dits, là où se nouent la plupart des drames.
« […] Il pensait à ces secrets inavouables, à cette tragédie familiale, à toute cette dissimulation et aux fausses accusations proférées.
[…] Tu l’as tué pour le faire taire. Vous avez beaucoup de mal avec la vérité dans cette famille. »

Et puis il y a bien entendu ces fameuses « disparitions islandaises » que Indriðason a rendues célèbres au fil de ses bouquins, et sans lesquelles un polar islandais n’en serait pas vraiment un, au point d’en faire presque un « running-gag » (si tant est que l’on puisse parler de gag ici, mais on peut, puisque l’auteur lui-même s’autorise un peu d’autodérision à ce sujet) : « j’espérais que l’enquête conclurait à une disparition typiquement islandaise. »
« […] On entendait très souvent parler aux informations de touristes qui trouvaient la mort dans des accidents sur le réseau routier islandais de piètre qualité, qui s’égaraient et s’épuisaient loin dans les hautes terres inhabitées, qui tombaient d’une falaise, se noyaient dans la mer ou dans les lacs, ou qu’on retrouvait morts dans leurs chambres d’hôtel. La sécurité civile n’avait jamais eu autant de travail que depuis l’essor de l’industrie touristique.»

Vous l’avez compris, après des débuts compliqués, la suite du roman tient toutes ses promesses et c’est un excellent Indriðason qui ne décevra ni les fans de cet auteur ni les habitués de la série Konrad. Tant que vous n’avez pas lu Indridason, vous ne savez pas ce que c’est qu’un « cold case ».

Une fois n’est pas coutume, l’obstiné Kónrað finira, à force d’entêtement, par déterrer les cadavres disparus et démêler les fils du passé, mais cette fois on se gardera bien de dire que, après les mystères résolus, c’est peut-être le dernier épisode de la série ! On a appris à tenir compte de la ténacité de l’écrivain et de l’acharnement de son héros : il n’est pas dit qu’ils aient sorti tous les squelettes des placards islandais ! Peut-être aurons-nous encore le plaisir de retrouver ce Kónrað , le flic le plus insupportable du rayon polars avec ses « questions insistantes » !

Petite curiosité historique, au détour d’une page, Indriðason évoque le mouvement des « chaussettes rouges » et le combat des femmes de l’île pour gagner une place plus digne dans la société islandaise jusqu’à la grande grève du 24 octobre 1975 : la journée sans femmes, lorsque 90% des islandaises ont cessé toutes leurs activités.

Bruno Ménétrier

Les lendemains qui chantent
Roman de Arnaldur Indridason
Traduction de l’islandais par Eric Boury
Editeur : Métailié
336 pages – 22,50 €
Date de parution : 7 février 2025

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