Pas de chef d’œuvre caché au menu de Tracks II : The Lost Albums, coffret d’inédits de Bruce Springsteen axé sur ses projets d’albums n’ayant jamais vu la lumière du jour. Mais l’occasion d’entendre le Boss se chercher entre autres du côté des boites à rythmes, de la musique mexicaine et de l’univers des crooners.
Lorsque Prince avait jeté à la poubelle le Black Album, ce dernier avait fini par devenir un des pirates les plus célèbres de l’histoire de la musique… avant de finir par sortir officiellement. Et voilà donc qu’avec Tracks II : The Lost Albums, le deuxième volume de la série Tracks, le Boss nous sert d’un coup 6 Black Albums. Il en annonce 7 ? Mais Perfect World est un fourre-tout final provenant de plusieurs sessions d’enregistrement. Et de toute façon 6 albums ressortis de la poubelle, c’est déjà gargantuesque. Quand bien même certains titres circulaient déjà en pirate. Revue des troupes album par album.
L.A. Garage Sessions ‘83
En avril 1982, le Boss avait réinterprété des morceaux des sessions d’enregistrement de Nebraska avec le E Street Band. Les morceaux ne passant pas le test seront publiés en version démo dans l’album cette année-là. Ceux qui fonctionnaient mieux en version électrique se retrouveront sur Born in the USA. Une nouvelle session d’enregistrements acoustiques donnera lieu à des démos datées de janvier-avril 1983. Le Boss ne voyait pas les morceaux fonctionner avec le E Street Band mais ne voulait pas sortir de deuxième album acoustique.
Ces sessions abandonnées ont un côté le cul entre deux chaises, un peu comme ce The River tiraillé entre Rocks à l’habillage musical insouciant -mais aux textes parfois imprégnés des gifles de la vie- et ballades envoyant leur pessimisme en pleine figure. Un peu de l’ombre de Nebraska mais des Rocks proches du versant joyeux de The River et un chant annonçant parfois l’esprit conquérant de Born in the USA. Album sur lequel se retrouvera My Hometown, issu de ces sessions. Dont la version montre que le Boss n’avait pas encore trouvé vocalement le morceau. Shut Out The Light finira lui en Face B de Born in the USA, comme une réponse low key concernant le Vietnam à une face A en mode char d’assaut.
Le titre le plus intriguant d’une session d’excellente facture malgré des coups de mou est un morceau dont le texte sent l’inachevé. The Klansman, portrait d’un raciste fanatisé du Sud des States, est une première tentative du Boss sur les fractures raciales de son pays natal, des années avant American Skin (41 Shots).
Streets of Philadelphia Sessions
Au début des années 1990, Springsteen est en voie de ringardisation alors que Cobain rend le Rock US mainstream de nouveau excitant. A la fin des années 1980, son Tunnel of Love était écoutable mais pas suffisant en tant que suite d’un album phénomène comme Born in the USA. Et avec Human Touch et Lucky Town il atteint son nadir discographique tout en nageant en plein bonheur conjugal avec Patti Scialfa. Avant que Jonathan Demme ne lui demande un morceau pour le film Philadelphia.
Un tube et un Oscar à la clé pour le Boss avec Streets of Philadelphia: son premier vrai chef d’œuvre depuis longtemps, construit en remettant en cause ses méthodes de songwriting. Dans le sillage du Rap West Coast de l’époque, c’est la boite à rythmes qui donne au morceau son ossature, Springsteen ajoutant des nappes de synthétiseur. Présent sur le film Crossing Guard de son ami Sean Penn, Missing est un autre exemple de cette manière de travailler.
Comme d’ailleurs Secret Garden, sorti d’abord sur un Greatest Hits avant d’accompagner le film Jerry Maguire. Un morceau issu des Streets of Philadelphia Sessions, majoritairement composées de titres écrits à la manière de la chanson oscarisée. Le thème de Secret Garden -à quel point connaît-on vraiment celui ou celle avec qui on partage l’intimité ?- se retrouve dans Maybe I Don’t know You. Pas mal de textes abordent les relations amoureuses avec une tonalité, une atmosphère proches du Film Noir.
Pour une série de morceaux prolongeant ce qui faisait musicalement le charme du morceau du come back. Le Boss ne publiera pas l’album car il aurait été son quatrième consécutif centré sur le couple (et son plus inspiré, de loin). Et surtout parce qu’il doutait que le public soit réceptif à sa noirceur.
Ce qui pose la question de l’artiste prisonnier des attentes du public. Avoir piqué en 1975 à Elvis le titre de Rocker national est autant une gloire qu’un fardeau. Dylan, qui tient le Boss pour un petit-frère artistique, avait joué au milieu des années 1960 le pied de nez assumé à son public folk. Bowie et Prince ont d’emblée posé des figures d’artistes caméléons. Une politique de la terre brûlée peut-être difficilement applicable par le Boss au vu de sa place dans l’inconscient national américain. Un Boss qui choisira finalement de reformer le E Street Band.
Faithless
Flash forward avec des morceaux enregistrés entre la fin de la tournée Devils & Dust de 2005 et la sortie des Seeger Sessions en 2006. Avec les liens d’influence réciproque entre le Boss et le 7ème Art, pas étonnant qu’un de ses projets avortés soit la BO d’un western spirituel jamais tourné. Un album ayant besoin d’une réécoute pour être apprécié car à la première il donne en partie -pour ses instrumentaux, plus précisément- le sentiment de manquer des plans de cinéma censés l’accompagner. Entre religiosité et situations archétypales du western, les textes ne permettent pas de deviner ce qu’aurait raconté le film. Musicalement on n’est pas loin dans l’esprit du retour aux racines de la musique populaire américaine des Seeger Sessions, avec le plus souvent le côté enlevé en moins. Avec entre autres le côté Gospel de All God’s Children et Let Me Ride.
Somewhere North of Nashville
Retour au milieu des années 1990 avec un album enregistré en même temps que The Ghost of Tom Joad (qui est peut-être le seul album du Boss post-âge d’or 1975-1984 soutenant un peu la comparaison avec les classiques passés). Le Boss alternait dans la journée le travail sur son album revisitant Les Raisins de la Colère et ce disque fait de Rockabilly, de Country et de Honky Tonk. Pour canaliser le côté dépressif du premier ? Avec un album souvent poussif (en particulier côté morceaux Rockab’ et Country Rock) comportant des versions retravaillées de Faces B de la période Born in the USA (Stand on It, Janey Don’t You Lose Heart) et un morceau titre qui se retrouvera sur Western Stars. Le Boss ne sortira que Tom Joad, qu’il trouvait meilleur, et il a eu raison.
Inyo
En pleine tournée Tom Joad, le Boss compose un album se voulant dans la même veine. Un album encore acoustique mais avec l’addition d’éléments mariachi qui auraient peut-être fait tiquer une partie de la fanbase. Pour une « suite » d’excellente tenue. Une suite inspirée par les années californiennes du Boss. Une suite où on passe des années 1990 vues à travers le filtre de la Grande Dépression à des Mexicains tentant de traverser la frontière pour gagner les States, une suite racontant la diaspora du pays de la Corona.
Le morceau titre offre sa version de la construction du premier aqueduc de Los Angeles par William Mulholland, épisode servant de toile de fond au film Chinatown. Dans Ciudad Juarez, les drogues coulent au Nord à travers le fleuve, les flingues coulent au Sud. Adelita rend hommage aux femmes ayant participé à la Révolution Mexicaine. On n’est cependant pas loin d’un côté musique latino pour touristes avec le ton très sérénade de The Lost Charro. Dans un album arpentant la Californie et le Texas on finit par revenir vers le New Jersey (Our Lady of Monroe). Un album finalement abandonné. On peut le regretter.
Twlight Hours
Flash forward vers 2019 et un album enregistré en même temps que Western Stars. Le Boss a conservé pour l’album publié les chansons à connotation Grand Ouest des sessions d’enregistrement. Celles de Twilight Hours risquaient selon lui de désorienter son public. Un album lorgnant ouvertement vers Bacharach/David mais surtout vers les crooners. Ce qui est aussi en partie le cas de Western Stars. Oui mais cette fois les arrangements sont encore plus luxuriants, l’inclinaison encore plus prononcée. Un album pas vraiment mauvais juste… une greffe qui dans l’ensemble ne prend pas. Comme par exemple avec l’easy listening du titre final Follow The Sun. High Sierra, dont le titre évoque Raoul Walsh et Humphrey Bogart, est un des meilleurs titres du lot. Et il aurait pu figurer sur Western Stars.
Perfect World
Une fin de coffret en forme de fourre-tout, une fin foirée. Les trois morceaux coécrits avec Joe Grushecky (I’m Not Sleeping, Idiot’s Delight, Another Thin Line) et sortis sur les albums de ce dernier sont une caricature de Rock FM US d’ampleur encore plus grande que certains morceaux peu inspirés du Boss. Le flemmard You Lifted Me Up est ici, hélas, dans cette même veine. Ecarté de Wrecking Ball, Rain in the River est un Death to My Hometown dont on aurait conservé la base rythmique et enlevé les Pogues. Lui aussi mis de côté de l’album, If I Could Only Be Your Lover est une ballade moyenne.
Heureusement les choses se concluent bien avec Perfect World, balade déjà enregistrée en 2023 par John Mellencamp. Pas un grand morceau mais le meilleur du lot. Avec un refrain (un monde parfait, un monde presque parfait) qui en ferait un parfait morceau de conclusion d’un album… qui n’existera jamais ?
Voilà pour une première impression, avant que des réécoutes ne changent peut-être les choses (la tentative crooner est par exemple la favorite de certains retours critiques, la récréation country a ses défenseurs).. Et pas envie de se mettre en mode uchronie pour imaginer ce que la publication des albums aurait changé de la carrière du Boss. Qui a teasé la redécouverte de versions électriques de titres de Nebraska. Tout en ajoutant que la troisième épisode de Tracks était achevé… pour une sortie pas forcément immédiate.
Ordell Robbie