Loin d’être le meilleur concert que Neil Young ait donné à Paris au cours de sa carrière, sa prestation, hier soir, à l’Adidas Arena, a incontestablement réactivé la passion qu’une grande partie des amoureux de musique ressentent pour lui. Et ce n’est pas rien.
Il suffisait de parler avec les braves qui, comme nous, faisaient partie des fans – de tous les âges – attendant depuis midi, sous le cagnard, l’ouverture des portes de l’Adidas Arena, prévue pour 17h30, pour le vérifier : Neil Young, c’est quelqu’un d’important dans la vie de beaucoup, beaucoup de gens. Et si j’ai tendance, un peu par provocation, à moquer l’approche « nostalgique » que la plupart de mes amis « d’un certain âge » ont du Rock, il me faudra bien admettre que la soirée « Journey Through The Past » que le Loner nous a offerte a fait couler beaucoup de larmes, fait naître beaucoup d’émotions. A touché une vaste majorité des 9000 personnes massées dans cette nouvelle salle de sports parisienne (de toute évidence peu adaptée au « son » de concerts Rock) : un de nos amis musiciens nous a avoué ensuite avoir « mal à la gorge » à force de pleurer, une autre a écrit ce matin de très belles lignes sur le sujet : « Il y a plus de 20 ans, j’ai dit que j’irai toujours voir Neil Young, même en fauteuil roulant… lui ou moi ! Je ferai toujours de mon mieux, car le rencontrer, c’est comme voyager dans le passé et le présent. C’est comme franchir les barrières du temps. Abolir le temps ! » Les scientifiques connaissent bien le phénomène : la musique est une machine à remonter le temps émotionnel, parce qu’elle active plus que toute autre sensation notre mémoire autobiographique, notre identité et nos émotions les plus enfouies. Trivial ? Oui, sans doute. D’ailleurs moi-même, à hurler « Johnny Rotten ! Johnny Rotten !« , puis « Rock’n’roll will never die« , des larmes pleins les yeux, sur la version dantesque de Hey Hey, My My (Into The Black) qui a clôturé les une heure cinquante-cinq minutes de set, je n’en menais pas large.
Attention, ce n’est pas que la soirée ait été parfaite : quand on a vu Neil Young de nombreuses fois sur scène, à Paris et ailleurs dans le monde, on ne peut nier que ce set est loin de figurer dans le Top 3 (Top 10 ?) des meilleurs concerts qu’il nous ait offerts au cours des cinquante dernières années. L’homme est évidemment fatigué, et sa voix, même si elle tient encore remarquablement bien, n’est plus cet instrument magique que Houellebecq célébrait dans le Dictionnaire du Rock de Michka Assayas, entre la voix d’une femme et celle d’un enfant… Et cela se ressent particulièrement lors des morceaux acoustiques et calmes (The Needle and The Damage Done, Harvest Moon, Old Man, trois titres qui déchiraient plus le cœur par le souvenir de ce qu’ils ont été, que par leur actuelle interprétation). Le son, on l’a dit, était discutable, parfait pour les guitares, difficile pour le reste, avec une sensation de creux (pour être méchant) ou de « cathédrale » (pour être gentil). Et puis il y a ce PROBLEME de la durée du set, incompréhensible : en annulant la très espérée présence en première partie de The Inspector Cluzo, la production nous avait expliqué que Neil souhaitait « exceptionnellement pour Paris » jouer plus longtemps : or nous n’avons même pas eu droit aux deux heures et dix minutes du concert de Montreux la semaine dernière ! Nous avons même été la seule date de la tournée où le Loner n’a pas joué Rockin’ In The Free World !
Certains, ne connaissant pas bien le Loner, sans doute, se sont également plaints de son manque de communication avec le public. Rien là que de très habituel : Neil Young, totalement habité par sa musique, joue sur scène en osmose avec son groupe, mais pas vraiment POUR le public, il est totalement « dans son interprétation », dans l’intensité du moment, et ne fait que vérifier occasionnellement que nous le suivons toujours. De plus, quiconque a lu la formidable – car polémique – biographie (Shakey) qui lui a été consacrée, sait que Neil – à la différence de ce que sa musique bouleversante laisse croire – a plutôt une personnalité de dictateur exigeant vis à vis de ceux qui l’entourent (pour ceux qui les ont vus, souvenez-vous de la manière dont il faisait filer Crazy Horse à la baguette, et les regards parfois terrifiés de ses musiciens), mais aussi d’un businessman américain extrêmement ambitieux : Neil Young, ce n’est pas le monde des Bisounours !
Maintenant, tout ceci posé, qu’est-ce qu’on peut expliquer à quelqu’un « qui n’y était pas » ? Que le fantastique avantage d’avoir une discographie aussi riche que celle du Loner est que ce concert n’a partagé que trois titres avec la setlist de juin 2016 à l’Accor Arena (The Needle and The Damage Done, Love To Burn et Old Man) ? Que la magie de la vénérable guitare électrique « Old Black » a joué à plein durant ces près de deux heures (rendant les pauses acoustiques, à mon avis, totalement contre-productives) ? Que la version offerte ce soir de Fuckin’ Up ! a été la meilleure qu’on ait entendue sur scène depuis les années 90 ? Qu’il a été impossible de ne pas se laisser emporter dans le tourbillon de Like A Hurricane, toujours un immense moment « d’élévation spirituelle », avec Micah Nelson qui jouait « à la balançoire » sur l’orgue vintage et déglingué descendu des cintres ? Que, plutôt qu’un Southern Man un peu confit de certitudes, c’est le batailleur Be The Rain (extrait de l’album généralement détesté qu’est Greendale) qui a fait décoller le concert, avec un Neil Young hurlant – grâce à un dispositif ingénieux intégré à son micro, porté par un pied futuriste) – dans un porte-voix pivotant ? Que la longue – près de quinze minutes – version blues rock de Sun Green (un autre extrait de Greendale !), que beaucoup de gens ont jugée comme le « moment faible » du concert, était plutôt la matérialisation inespérée que Neil Young, à 80 ans, reste quelqu’un qui déteste caresser le public dans le sens du poil ? Que, dans le même état d’esprit, l’ouverture du set, sur une version dépouillée de sa mélodie d’Ambulance Blues était une manière claire de mettre chacun d’entre nous devant le choix entre un passé (forcément parfait) et un présent (inévitablement sale et décevant) ?

Ce qui nous ramène à notre propos initial : la nostalgie. Car, dans le fond, ce que nous craignons le plus, n’est-ce pas de ne plus revivre de tels moments de nostalgie, justement ? Neil a déjà déclaré qu’il ne souhaitait plus prendre l’avion, s’épuiser dans des tournées internationales. Même si l’on a vu hier soir combien il a pris plaisir à être accompagné par de « jeunes » adeptes comme Micah Nelson, Corey McCormick à la basse et Anthony LoGerfo à la batterie (qui avait lui-même les larmes aux yeux pendant la dernière partie du set !), il est bien possible que ce concert à l’Adidas Arena soit le dernier du Loner à Paris.
Chérissons-en la mémoire. Il fera partie de notre future nostalgie…
Eric Debarnot
Photos : Eric Debarnot et Pascal Anthiaume (Merci à lui)