Bilbao Kung-Fu – Où Est Passée L’Innocence ? : (Elle est partie loin, très, très loin, trop loin)

Le trio bordelais signe son premier album et confirme le potentiel que ses EP faisaient pressentir. Où Est Passée L’Innocence ? propose un garage-punk-psyché de qualité, et le fait en français.

© Jean-Baptiste Laporte-Fray

La présence de Bilbao Kung-Fu dans le viseur de Benzine prédate mon arrivée au sein de l’équipe en tant que contributeur, mais je dois admettre que j’ai mis encore plus longtemps à apprendre l’existence du groupe bordelais. C’était à une fête au milieu du Jura, il y a un an. Ou, plus exactement, le lendemain. Un ami du groupe avait passé une de leurs chansons dans la playlist qui servait à nous motiver pour finir le ménage, et j’avais tiqué. À ma question de « c’est quoi, c’est qui ? », il avait répondu « Des potes, Bilbao Kung-Fu. Pour se foutre de leur gueule, on les appelle Manhattan Judo. » De fil en aiguille, j’avais lu l’entretien réalisé par Eric et rattrapé les deux EP du quatuor, depuis raboté en trio. L’écoute de L’Arc-en-Ciel et Déséquilibre révélait déjà une trajectoire. Celle d’un groupe qui semblait vouloir se défaire d’un certain académisme pour chercher à manier une matière toujours plus brute, plus punk et moins prévisible.

On sentait bien, en entendant la bande s’amuser à tabasser en chœur sur Oh, que ce genre d’esthétique pied au plancher pouvait potentiellement servir de cadre à leurs futurs travaux. Autre exemple, Recherche des Équilibres attestait d’ambitions psychédéliques qui se frottaient très efficacement à la nervosité garage-punk des guitares. C’est encore une fois par coïncidence et alignements d’astres, via la communication de Bérénice Dupré de Papier Musique, que j’avais appris la sortie prochaine de ce qui serait officiellement le premier album de Bilbao Kung-Fu. Amusé par la persistance de la fortune, j’ajoutai la sortie à ma liste de sujets à traiter.

L’intro proposée par Boule de Neige fait parfaitement ce qu’elle devrait garantir, intronisant l’écoute sur un tempo punchy où la basse bande les muscles pour permettre aux guitares de s’imposer sans devoir tout réduire en cendres. La cadence est encore plus enlevée sur Je Reviens, attestant de la belle réactivité de la section rythmique. La batterie swingue et caracole avec jubilation, suivie par des riffs qui n’oublient jamais de ménager des pauses impromptues, comme pour prendre l’auditeur par surprise entre deux croches. L’influence de King Gizzard & The Lizard Wizard est perceptible sur J’ai Brûlé La Voiture De Mes Parents, avec un gimmick vocal rusé et une wah-wah sépulcrale qui devrait prendre une belle ampleur sur scène. Les coups de boutoirs de Je Dois M’en Aller auraient presque pu sortir du dernier album de Wine Lips, confirmant que la viabilité des incarnations post-punk récentes est liée à leur capacité à digérer des éléments souvent antérieurs aux codes du genre, tel que le rockabilly et le psychédélisme. Et puisqu’on en parle, Moody Ce Soir est très, très psychédélique. Le riff est hypnotique à souhait, la basse est quasiment une seconde ligne de chant sur les couplets et la batterie est d’une précision diabolique.

Avec son chant sous hélium, ses guitares biscornues et son tempo changeant, Nouveau Jour est typique le genre de compos qu’on sent taillée pour la scène, comme un juste milieu entre jam volcanique et mécanique de bal pour fosse suante. Le fait que Bilbao Kung-Fu parvienne à condenser tout cela sous la barre des trois minutes est un indicateur parlant quant à l’habileté de leur écriture. Ainsi, Le Silence est basé sur un riff trébuché en quelques notes, sur lequel la batterie et la base échangent leurs syncopes avec verve en attendant que les amplis se mettent à fumer. En plus de disposer d’un des meilleurs titres de chansons de l’année en cours, L’Eau N’a Jamais Eu Aussi Bon Goût est glorieusement mise en musique, ambitieuse comme peu de chansons se donnent la peine de l’être avec une minute quarante au compteur. Sur Vacances d’Été, le groupe donne l’impression d’avancer en vitesse de croisière. La section rythmique bastonne sans férir, les guitares résonnent avec majesté et les mélodies vocales semblent naturellement émaner d’une chanson qui paraît avoir toujours existé. L’outro, où le groupe lâche les freins à l’unisson, est l’un des moments instantanément iconiques de l’album.

Plus convenue dans ses mélodies, Éveil a le mérite de pousser la fuzz des guitares et d’offrir une jam lo-fi bien crade où le groupe s’en va chasser sur les terres pourtant bien gardées de Osees. Le groove lascif de Cette Nuit pourrait quasiment provenir d’un trente-trois tours oublié des sixties, mais le mortier surfuzzé du solo tire le tapis vers une outro dub carénée par une caisse claire volubile, faisant immédiatement oublier toute considération millésimée. Incitation ne dure qu’une minute, mais a tout de même le temps de changer de tempo, entre furie punk et groove boitillant à dessein avant que les toms ne coupent la chique à l’ensemble. Dep se démarque par l’inclusion d’une guitare acoustique détunée qui guide la chanson à elle seule durant la première minute. Les arpèges électriques s’insinuent subtilement en arrière-plan et le dernier tiers de la composition fait rejaillir l’électricité pour un final littéralement suspendu à un larsen. En dernière position, Un Autre Été est la composition la plus substantielle de l’album, dépassant légèrement les cinq minutes. Le groupe a donc les coudées franches pour faire monter le groove de la basse et ménager des percées où la guitare s’accapare quelques soli mélodiques avant le retour du chant. Au milieu de tout cela, le final de l’album s’enracine en une jam résolument atmosphérique, privilégiant le climat à la virtuosité, quand bien même les instruments sont sollicité avec talent (est-ce un thérémine qui dialogue avec la guitare solo ?). On aurait probablement repris une minute pour faire encore monter l’agression et terminer dans le décor ; mais cela, croyez-moi, ça s’appelle chipoter.

Mattias Frances

Bilbao Kung-Fu – Où Est Passée L’Innocence ?
Label : KAA Production
Sortie : 23 mai 2025

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