N’y allons pas par quatre chemins : Eddington est un désastre. Cette satire vaine et asphyxiante des USA ne nous apprend strictement rien d’intéressant, et débouche sur un vide abyssal qui n’est même pas « métaphysique ». Pourtant, le talent d’Aster est toujours visible à l’écran…

Je me souviens encore du choc qu’avait été pour moi le visionnage d’Hérédité : j’avais immédiatement appelé tous mes amis cinéphiles pour les informer de la bonne nouvelle, Stanley Kubrick avait enfin un héritier. Après ce film encore imparfait, le magnifique Midsommar avait confirmé mon optimisme, en alliant force du propos, originalité stupéfiante de l’approche, et maîtrise du langage cinématographique. Beau Is Afraid avait été une rude déception, mais il restait ces premières 30 ou 40 minutes sublimes, avant que le film ne s’embourbe dans une symbolique fellinienne indigeste.
Avec Eddington, le doute n’est malheureusement plus permis : le film est désastreux quasiment de bout en bout. En voulant dresser un portrait corrosif de la situation des Etats-Unis, une satire tirant à boulets rouges sur tout, absolument tout ce qui dysfonctionne outre-Atlantique (… et d’ailleurs sur la planète entière, si l’on veut bien y réfléchir), Aster semble avoir totalement oublié de faire du « vrai » cinéma, occupé qu’il était à recycler et des images et des discours qui saturent aujourd’hui les médias, les réseaux sociaux, et même les jeux vidéo (modèle clairement revendiqué pour le carnage quasi-final). Ou plutôt, il utilise dans Eddington sa maîtrise incontestée de la mise en scène de manière totalement hors de propos, appliquant ses redoutables mécanismes de génération de la terreur à des situations qui ne les appellent pas. Pour faire simple – simpliste, même -, les frères Coen auraient pu faire un beau film sur le scénario de Eddington, mais pas un Ari Aster dont le plus grand talent est de créer un malaise insupportable et d’engendrer de l’étrangeté à partir de tout et de rien : or, un pamphlet politique – à la différence d’un film d’horreur – ne fonctionne pas si l’on ne rit pas, si l’on ne réfléchit pas, si l’on ne se met pas « à la place » des personnages, si la seule chose que l’on ressent est un mélange de stress et de gêne (comme dans les dernières scènes, aussi brillantes que complètement vaines).
Eddington se déroule durant la crise du COVID – qui a en effet marqué une rupture nette dans la société, et a exacerbé l’opposition entre réactionnaires, conspirationnistes d’un côté, et une gauche humaniste, s’enfonçant de plus en plus dans des délires woke, de l’autre. Le film raconte l’histoire, horriblement caricaturale mais tout à fait crédible, d’un shérif borné, raciste, trumpiste en diable, qui ne supporte plus ni sa ville, ni sa vie (une femme qui ne veut plus de lui et survit grâce à l’Art, une belle-mère hystérique anti-vax), et qui va prendre les armes pour procéder à un petit nettoyage… avant de se trouver face à un ennemi « extérieur » (Antifa ?) supérieurement organisé. Au centre du film, comme dans Beau Is Afraid, un Joaquin Phoenix qui est de tous les plans, qui surjoue – comme il sait si bien le faire – le déséquilibre (mental ?), et qui peut être, à la rigueur, une bonne raison de voir le film. Le reste des acteurs n’arrive pas à exister face à lui (Pedro Pascal, en « honnête homme » de gauche, semble sortir d’un autre film), mis à part Austin Butler, qui parvient à sortir de son chapeau, en peu de scènes, un personnage flamboyant et réjouissant.
J’ai signalé que la maîtrise technique d’Aster restait impressionnante, que cela soit dans sa façon de jouer sur la durée des scènes, les silences, les ambiguïtés, dans la première partie du film, ou de créer des dérapages grinçants et surprenants vers la violence et l’horreur froide dans la seconde. On a donc envie de lui dire : « Ari, pourquoi ne retournes-tu pas au cinéma fantastique, aux films d’horreur ? Après tout, c’est un genre qui est en ce moment en manque de grands réalisateurs, et tout le monde apprécierait de voir ton talent mieux utilisé que dans tes deux derniers films ».
Espérons qu’il lise cette critique !
Eric Debarnot