Ezra Furman – Goodbye Small Head : L’énergie du désespoir

Avec ce nouvel album conçu durant une phase de douleur aux implications multiples, Ezra Furman examine le point de rencontre entre le désespoir le plus profond et la pulsion de liberté qui peut malgré tout en surgir.

Ezra Furman
Credit Eleanor Petry

Lors de mon arrivée chez Benzine pendant l’été 2022, mon tout premier article consacré à une sortie musicale consista à énoncer tout le bien que je pense de la carrière d’Ezra Furman. Il faut dire que All Of Us Flames, son premier effort solo post-Sex Education, avait de quoi impressionner. Ezra y faisait grandir encore son écriture, poussant sa musique vers des arpents cinématiques encore inexplorés dans sa discographie. Trois ans plus tard, je pense pouvoir affirmer avec honnêteté qu’il s’agit de mon album favori de sa carrière. C’est donc sur un terrain partiellement miné que doit s’avancer Goodbye Small Head, nouvel opus qui ne cherchera sûrement pas à briguer la position exacte de son prédécesseur. On le sait, Ezra veille à ce que ses albums aient leur identité propre. Ainsi, le neo-glam ténébreux de All Of Us Flames n’avait pas pour objectif de répliquer la tension punk de Twelve Nudes qui, lui-même, se démarquait de la pop hantée de Transangelic Exodus et de l’indie joviale de Perpetual Motion People.

Or, si l’art ne doit pas consister à se répéter, il est parfois guidé par des événements qui, eux, n’ont pas honte de radoter. Twelve Nudes, notamment, avait été décrit par Ezra comme le journal de sa colère contre la première administration Trump. Revenu au pouvoir, le Donald a cette fois-ci accéléré la manœuvre. La logique voudrait donc qu’un nouvel album ait subi l’influence de ce contexte, mais d’autres facteurs sont également à l’œuvre. En 2023, Ezra fut hospitalisée, puis alitée durant de longs mois, à en proie à une fatigue et à des douleurs corporelles qui entraînèrent l’annulation de sa tournée. Elle affirme être régulièrement sujette à des épisodes du même genre depuis ce jour, et avoir sérieusement réfléchi à mettre un terme à sa carrière musicale. Les chansons de Goodbye Small Head, écrites durant sa convalescence, l’ont persuadée de continuer envers et contre tout, mais on imagine bien que ce nouvel album n’est pas né sous le signe de la sérénité.

Grand Mal lance le groove sans prendre le temps de chercher à développer une intro, et créée toute une ambiance en faisant pulser des cordes sur un simple rythme syncopé. Le chant d’Ezra est bien au centre, mais sa voix sert aussi à accompagner l’instrumentation, comme une incantation répondant aux cordes non-vocales. Sudden Storm se déroule comme une comptine punk qui tire vire le glam, cernée d’accords rêches, chantée comme en cherchant le bout d’un souffle qui n’arrive jamais. La basse module comme chez les Beatles, la batterie marque bien les transitions et la guitare se fend d’un solo strident qui affleure à peine du mix. La pulsation violonée de Jump Out charrie les fantômes du Street Hassle de Lou Reed sur trois minutes de grâce décharnée, où les arrangements ne cessent de s’intensifier à mesure que synthétiseurs, batterie et chœurs entrent dans la danse et qu’Ezra hurle son envie de sauter hors de la voiture du premier couplet. On aurait presque souhaité que la composition se prolonge un peu plus longtemps dans la rage et la distorsion, mais la concision de l’écriture d’Ezra n’est pas vraiment une nouveauté. Néanmoins, après le tour de force que fut All Of Us Flames, il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que ce savoir-faire dramatique soit mis à profit dans des contextes plus succincts. En l’état, la brièveté de la chanson semble avoir quelque peu contraint son potentiel.

Ce qui n’empêche pas Power of the Moon d’avoisiner les quatre minutes trente, emmenée par une guitare qui parait en totale ébriété tant les doigts glissent sur ses cordes (ou bien est-ce un bottleneck ? Un B-bender ? Un Bigsby ? De l’huile d’olive ?). Le texte, qui interroge les affres d’un destin livré à l’œil étrange d’une lune ambivalente, est teinté d’une anxiété dont la source semble s’échapper à mesure qu’elle s’approche. Comme pour répondre à cette crainte tout en l’alimentant, You Musn’t Show Weakness est un mantra à double tranchant, entre fortification intime et invitation à détourner le regard quand la chute est trop longue. Là encore, la chanson aurait pu être plus longue, mais sa brièveté permet de resserrer la performance autour du texte. Submission tangue et grince comme chez PJ Harvey au début des années 2000. La progression d’accords est simple, et le phrasé abrasif de Furman en tire une sève punk à fleur de peau qui se marie parfaitement aux vrombissements des guitares. Le texte est sombre, désenchanté, comme une résignation face à une menace que seule la fuite peut permettre d’éviter. Avec ses arpèges acoustiques doublés au piano, Veil Song est un tantinet académique, mais s’écoute sans déplaisir dans la mesure où elle ne ressemble à aucune des chansons qui l’ont précédé sur cet album. Les cordes sont de retour sur Slow Burn, majestueuse complainte à deux vitesses qui fait ralentir son refrain vers une pop androgyne rythmée par un falsetto sans mots.

You Hurt Me I Hate You, bien qu’un peu prévisible dans sa construction, peut compter sur ses jolis arrangements pour séduire l’oreille, arborant un mélange de guitares, de claviers et de cordes qui devrait faire saliver tous les fans de bidouillages indie à la Mac DeMarco. Sur des critères totalement personnels, on préfèrera l’atmosphère de Strange Girl, qui parvient à faire ressentir un dédale de mystères avec quelques accords esseulés sur une pulsation délibérément minimaliste, ouvrant tout un espace imaginaire dans l’espace des rythmiques. Au delà des débats subjectifs qui feront privilégier l’une ou l’autre des couleurs de sa palette de styles, la musique d’Ezra Furman est constamment chevillée à l’élément textuel, au mot comme vecteur de réalité et d’émotion. Ainsi, le questionnement de A World of Love and Care est d’autant plus poignant à l’heure d’écrire ces lignes, quand on sait que les Etats-Unis s’éloignent de plus en plus vite et loin de toute vision idéalisée d’une société où l’on accepterait son prochain sans mettre en doute son humanité. En s’appliquant à mettre des mots sur les valeurs humaines qui devraient guider une société, Ezra semble d’autant plus déplorer qu’elles soient devenues si rares. En position finale, I Need The Angel consolide ce ressenti en convoquant une vision d’espoir dans ce qu’elle peut avoir de plus classiquement religieux et, par là même, de plus irréaliste. La poésie perçante des paroles honore le lien spirituel qui unit Furman à Lou Reed (elle a notamment signé en 2018 un ouvrage consacré à ses réflexions personnelles autour de Transformer), offrant à Goodbye Small Head un dernier tour de piste convenablement distordu. Ezra y donne le meilleur d’elle-même au micro, luttant contre des percussions qui parasitent le cours des guitares avant une fin en queue de poisson au milieu des décombres d’un mur que l’on aurait pu voir venir. Si l’émotion musicale n’est jamais totalement exempte d’une composante performative inhérente au médium, il est difficile de ne pas ressentir un frisson face à la tristesse qui semble avoir présidé à la conception de Goodbye Small Head. Souhaitons à Ezra Furman toute la force et le réconfort dont elle pourra avoir besoin après de telles épreuves.

Mattias Frances

Ezra Furman – Goodbye Small Head
Label : Bella Union
Sortie : 16 mai 2025

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