Dans sa trilogie, Dag Johan Haugerud explore comment la parole, même la plus banale, peut bouleverser le réel. En filmant des existences ordinaires, il révèle ce qui naît quand on se met à parler : du trouble, du lien, et parfois, une vérité inattendue.
Alors qu’il échange avec son père, un adolescent de 13 ans lui décrit les vidéos YouTube d’une camarade de classe, devenue populaire en racontant à l’écran la banalité de son existence : quand elle en parle, dit-il, « ça devient quelque chose ». Cet étonnement sur la transformation du réel par sa verbalisation pourrait être une clé de lecture de toute la trilogie de Dag Johan Haugerud. Les personnages, aux prises avec des existences pour le moins communes, entreprennent de parler, s’ouvrir à l’autre, et passent de temps à autre à l’acte sans pour autant faire de leur destin une aventure hors norme. La vie, en somme.
Désir s’ouvre sur un très long plan-séquence au cours duquel une conversation entre un ramoneur et son patron dérive vers une double confidence : le premier s’est essayé à une relation extraconjugale homosexuelle, le second expérimente des rêves étranges où David Bowie s’adresse à lui comme s’il était une femme. Deux micro-séismes sur les évidences de vies bien rangées, deux sujets qui, pour ceux qui les verbalisent, ne devraient pas vraiment en être. Encore faudra-t-il, pour le premier, en convaincre son épouse, et pour le second s’en persuader lui-même.
Oslo est plus que jamais vue de haut, puisqu’on y suit le ballet des ramoneurs, dans un volet où le cinéaste insiste beaucoup pour sur le mouvement de la ville elle-même, en construction dans la chorégraphie des grues. L’expansion permanente se prolonge dans un bruit de fond qui accompagne continuellement les conversations des protagonistes, et personnalise les éléments du décor (les travaux, l’activité d’une école de musique, le bruit du lave-linge) qui murmurent une vie continuelle sur laquelle se superpose celle des individus. Un écho à ce qu’affirme l’une des épouses, qui dit qu’il faut « parler à des gens qui rendent le monde plus grand. »
C’est l’un des autres grands motifs de cette trilogie : la nature de l’échange, et l’apport de la présence et de la parole de l’autre. Le point central des conversations tourne certes autour de celle du couple où le mari a été infidèle : l’épouse cherche à comprendre, et, surtout, exige l’exhaustivité sur un comportement spontané que celui-ci peine à réellement expliquer. Mais les autres échanges sont tout aussi déterminants : entre un collègue et son patron, un père et son fils, le fils et une médecin. Plus les gens s’écoutent, plus la confiance s’établit, permettant au patron de s’ouvrir sur sa foi, et l’émergence de nouveaux récits, où l’humour peut aussi s’inviter (celui sur les menstruations par le médecin), mais où il est toujours question de faire émerger la vérité, et de ne pas voiler ce qui nous révèle le plus, comme en atteste le récit encadré sur le tatouage.
Dag Johan Haugerud laisse ainsi se déployer des interactions sans réels heurts, au risque de l’ennui pour certains, convaincu que la durée solidifie les liens et permet l’exploration de la vérité. Mais pour que « ça devienne quelque chose » pour « rendre le monde plus grand », une transformation sera toujours nécessaire : par un panoramique étrange au départ des protagoniste, où la caméra s’attarde dans l’appartement et transforme la cuisine en une singulière nature morte. Par la chorale finale, écho à la fête qui vient clore Amour, et dans lequel le costume cousu par le fils sera tout sauf un élément du paraitre. Par l’écriture enfin, lien évident à Rêves, où la transformation en récit du vécu transforme l’autre en personnage, et le dépossède, d’une certaine manière, de sa vérité, dans un renversement bouleversant qui vient interroger les limites du partage et du secret intime. Haugerud parachève ainsi sa trilogie dans laquelle il n’aura cessé de louer les vertus de l’insistance.
Sergent Pepper