Nos 50 albums préférés des années 70 : 34. Bob Marley – Exodus (1977)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Exodus, l’un des albums les plus universellement reconnus et célébrés de Bob Marley.

Marley 1976
Photo : Dennis Morris – Public Domain

En 2025, où est le reggae ? Nulle part, aurait-on envie de dire : à l’heure où les musiques d’origine africaine – pour faire simple, qu’on nous pardonne ce raccourci presque obscène – blues, soul, funk, rhythm’n’blues ont été intégrées, digérées et réactualisées au goût de la jeunesse via le prisme du hip hop et de la « pop commerciale », le reggae semble quasiment oublié. L’une des hypothèses de cet effacement du reggae, qui a été une musique proéminente au cours des dernières décennies du XXème siècle, s’appelle peut-être Bob Marley : car une fois disparu un tel monument musical, le public mondial n’a pas retrouvé la même expérience chez les autres musiciens – aussi talentueux soient-ils. Et en 2025, on attend toujours un successeur à Bob Marley.

Exodus frontFlashback : en 1976, alors que Londres bouillonne déjà de l’explosion punk qui changera la face du Rock, et deviendra un mouvement qui opèrera une jonction inattendue mais extrêmement féconde avec le reggae, Bob Marley est déjà, quant à lui, une figure internationale. Il récolte progressivement les fruits d’années de militantisme musical, de tournées mondiales de plus en plus populaires, et de succès croissants de certaines de ses chansons, qui se sont de plus en plus reprises par des musiciens « blancs ». Plus important encore, au delà du musicien, il résonne avec la montée sur la scène politique mondiale des pays du Tiers-Monde. Comme Dylan au début des années 60, mais à l’échelle « globale » ou presque, il incarne bien plus qu’un simple chanteur : il est un symbole vivant du tiers-mondisme, du panafricanisme, de la foi rastafari et de la contestation politique…

Exodus Verso… Ce qui ne va pas sans risques, dans une île aussi soumise à la violence que la Jamaïque : le 3 décembre, Marley échappe à  une tentative d’assassinat, mais s’exile deux jours plus tard à Londres. C’est dans ce contexte qu’il crée et enregistre Exodus, entre janvier et avril 1977, principalement dans les studios Island Records. Les Wailers ne sont plus la formation mythique qu’ils ont été puisque Peter Tosh et Bunny Wailers n’en font plus partie, mais Exodus voit le groupe renforcé par l’arrivée d’un nouveau – et brillant – guitariste, Junior Marvin. Loin de la Jamaïque, Marley, qui produit lui-même l’album, choisi un son plus dense, léché, plus groovy, plus « commercialement acceptable », et sa musique semble désormais moins « purement reggae », se frottant au funk, à la soul, voire même au rock.

L’une des particularités les plus frappantes d’Exodus est que le disque est composé de deux faces bien différentes, voire opposées : la première est plus tendue, menaçante presque, sombre, relayant des préoccupations politiques, alors que la seconde est réellement lumineuse, dansante, chaleureuse, presque gaie par instants.

Exodus Label Face 1Natural Mystic, qui ouvre l’album, est à mon sens l’une des plus belles chansons de Bob Marley. Je ne peux pas m’empêcher de lui trouver une correspondance « spirituelle » avec la géniale Gimme Shelter ouvrant le Let It Bleed des Stones. Avec son incroyable démarrage en « fade up », et la guitare Les Paul de Marley qui égrène un pur riff reggae, il y souffle quelque chose de mystérieux, mais en même temps de purement cinématographique : cela s’appelle de la magie. « There’s a natural mystic blowing through the air / If you listen carefully now you will hear” (Il y a une mystique naturelle qui souffle dans l’air / Si vous écoutez attentivement maintenant, vous l’entendrez). Marley, presque sans émotion, y assume pour la première fois son rôle de « prophète » : il est là pour annoncer l’impérieuse nécessité d’une prise de conscience prémonitoire, d’une révélation imprégnée de foi. Pas de joie, pas d’extase mystique, mais plutôt une profonde angoisse existentielle, résultant des menaces qui l’entourent. Cela s’appelle un CHEF D’OEUVRE !

So Much Things to Say descend forcément d’un cran ensuite : sur cette chanson syncopée, presque jazzy, Marley fustige ceux qui ignorent les questions politiques, spirituelles et raciales importantes. Il y évoque l’oppression des figures prophétiques passées, se positionnant peut-être dans cette lignée de martyrs, mais surtout dénonçant la calomnie et la manipulation, tout autant que l’ignorance. « So while they fight you down / Stand firm and give Jah thanks and praises / ‘Cause I’n’I no expect to be justified / By the laws of men, by the laws of men / Oh, true they found me guilty / But through, through Jah proved my innocency » (Alors, pendant qu’ils vous combattent / Tenez bon et remerciez et louez Jah / Car je ne m’attends pas à être justifié / Par les lois des hommes, par les lois des hommes / Oh, c’est vrai, ils m’ont jugé coupable / Mais par Jah, j’ai prouvé mon innocence). C’est une chanson de combat.

Guiltiness est le titre le plus sombre de l’album : Marley y fait le procès de l’injustice sociale sur un mode quasi liturgique, les « guilty ones » étant ceux qui exploitent les innocents, les plus faibles. « These are the big fish (These are the big fish) / Who always try to eat down the small fish, a just the small fish » (Ce sont les gros poissons (Ce sont les gros poissons) / Qui essaient toujours de manger les petits poissons, juste les petits poissons). L’ambiance est moite, mais également menaçante.

The Heathen est le second sommet de la première face. Hymne de résistance contre le « heathen » (le païen) c’est-à-dire l’oppresseur, mais aussi l’homme coupé de la spiritualité. La chanson, d’une belle urgence, est portée par une ligne de basse implacable, et est un appel à la persévérance : « Rise up and take your stance again” (Lève-toi et tiens tes positions !).

Exodus est évidemment un monstre : la chanson centrale de l’album, la plus emblématique. 8 minutes de groove en forme d’odyssée hypnotique. L’idée de Marley est de parler de l’émancipation africaine en se référant au récit biblique de la libération du peuple hébreu : « Movement of Jah people!”. On l’a peut-être, malheureusement, trop entendue désormais pour trouver en nous l’émerveillement des premières écoutes : c’est là le destin des monuments devenus emblématiques.

Exodus Label Face 2On bascule donc totalement dans une autre atmosphère sur la seconde face, que l’on a le droit de trouver moins forte, mais dont la légèreté joyeuse contribuera indiscutablement au succès commercial de l’album. Jamming en est le titre le plus emblématique. La joie, la célébration de la musique et de la fraternité l’emportent : « We’re jamming in the name of the Lord”. C’est un hymne immédiat et fédérateur. Ce fut un « tube » !

Waiting in Vain est une superbe – mais paradoxale – chanson d’amour. Il s’agit de chanter, tout en douceur, à la fois le désir et l’incertitude, la frustration même : « So don’t treat me like a puppet on a string / ‘Cause I know how to do my thing » (Alors ne me traite pas comme une marionnette / Parce que je sais ce que je dois faire et comment). Derrière la simplicité mélodique presque pop, se cache une vraie tension émotionnelle.

Turn Your Lights Down Low est peut-être le titre le plus faible d’Exodus, ballade sensuelle et douce : où sont passés l’engagement politique et la ferveur mystique de la première face ? La chanson a néanmoins ses défenseurs, en particulier parce qu’elle reflète une certaine vulnérabilité chez l’artiste.

Three Little Birds, mantra d’apaisement frôlant la naïveté, est l’un des morceaux les plus populaires de Bob Marley. « Don’t worry about a thing / ‘Cause every little thing gonna be all right” (Ne t’inquiète de rien / Parce que tout ira bien) : véritable antidote au désespoir, la chanson incarne la philosophie rasta. Sans doute encore plus appréciée avec un gros pétard…

One Love / People Get Ready est une belle conclusion, c’est un titre que l’on trouvait déjà sur The Wailing Wailers, un album de 1965) : il est ici retravaillé et devient une prière universelle, un appel à l’unité mondiale. Un hymne humaniste, utopique, qui semble désormais dater d’une autre époque, bienheureuse, dont on ressent la nostalgie vue depuis les perspectives horrifiques de 2025. « Let’s get together to fight this Holy Armagiddyon (One love) / So when the Man comes, there will be no, no doom (One song) » (Rassemblons-nous pour combattre ce Saint Armagiddyon (Un seul amour) / Alors quand l’Homme viendra, il n’y aura pas, pas de malheur (Une seule chanson))… Rêvons…

Il faut savoir que les sessions d’Exodus donnèrent naissance à une vingtaine de chansons, et que Marley avait choisi celles qu’il considérait comme les « meilleures » pour cet album, le reste apparaissant plus tard sur le disque suivant, Kaya, effectivement moins bon… Moins bien reçu à sa sortie par les aficionados du reggae que Rastaman Vibration, évidemment plus « pur », plus « dur », Exodus devint pourtant au fil du temps LE GRAND ALBUM de Bob Marley, un disque célèbre dans le monde entier… Sans doute parce que c’est le disque où il cherche (et trouve !) le juste équilibre entre le MESSAGE politique – rastafari – et une musique certes ambitieuse, mais facilement « acceptable » sur toute la planète (… et même aux USA; soit l’un des pays où Marley aura toujours des difficultés à être reconnu comme le « génie musical » qu’il était)…

Eric Debarnot

Bob Marley – Exodus
Label : Tuff Gong/Island
Date de parution : 3 juin 1977

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