« Les maîtres du domaine » de Jo Nesbø : l’acte final ?

Après l’intensité presque mythologique de Leur domaine, Jo Nesbø revient dans les paysages rudes d’Os pour conclure la saga des frères Opgard. Une tragédie nordique tendue, palpitante, mais qui perd un peu de sa profondeur, et ne convaincra pleinement que ceux qui ont déjà foulé les terres sombres et glacées du premier épisode.

Jo Nesbo 2025 Photo Jarli & Jordan
Photo : Jarli & Jordan

Il fallait bien que Jo Nesbø revienne – et sans trop attendre – dans les montagnes reculées d’Os, là où Carl et Roy Opgard, frères ennemis, frères alliés, se partagent – ou se disputent – le pouvoir sur ce coin perdu de Norvège, quitte à multiplier les meurtres et faire disparaître les corps dans un gouffre bien commode, juste à côté de la ferme familiale…

Les maîtres du domaineLes maîtres du domaine reprend leurs sordides « aventures » 8 ans après les événements tragiques contés dans Leur domaine. L’atmosphère étouffante – en dépit du froid typique de la région – n’a pas vraiment changé, et certains des défis rencontrés par la fratrie restent irrésolus : d’abord, résister au désir de vengeance du policier / garde champêtre local, persuadé que Roy a tué son père ; ensuite, convaincre les banquiers et les investisseurs de leur prêter encore plus d’argent, non seulement pour développer « leur hôtel » désormais construit, mais aussi pour réaliser le nouveau rêve de Roy, la construction de montagnes russes en bois. Le tout sous la menace d’une déviation de la route nationale qui, grâce à un tunnel, éviterait de passer par Os, et mettrait donc en péril toute l’activité de la petite ville… Qui plus est, huit ans après la mort de son « grand amour », Roy est prêt à ressentir à nouveau une passion pour une femme, ce qui va compliquer la situation, en particulier avec Carl…

On retrouve – l’effet de surprise n’agissant plus, cette fois – cette mécanique narrative du thriller que Nesbø maîtrise comme peu, installant une tension sournoise avant de nous prendre littéralement aux tripes. Plus l’histoire avance, plus les événements s’enchaînent dans une perpétuelle escalade du pire, avec une succession ininterrompue de retournements de situation mettant à mal les projets des frères… jusqu’à de brefs déchaînements de violence, souvent sordide en dépit – ou à cause – de son inéluctabilité. Et comme dans le premier volume de cette histoire où les liens du sang passent avant tout le reste (mais peut-être plus avant l’argent, qui corrompt tout…), le lecteur admire les plans retors de Roy, sa manière d’anticiper les mouvements de l’adversaire avec plusieurs coups d’avance, et se réjouit des effets de surprise à retardement que Nesbø contrôle avec une efficacité diabolique.

Pourtant, quelque chose a changé. Là où Leur domaine déployait une ampleur presque biblique, ce deuxième volume perd cette profondeur « mythologique » qui conférait au premier tome une dimension tragique inédite. Ici, le drame est plus pragmatique, moins hanté par l’ombre des grandes histoires éternelles. Les maîtres du domaine est un tout petit peu plus trivial : alors même que la nouvelle histoire d’amour de Roy manque parfois de crédibilité, ce sont les affaires de « gros sous » qui prennent le dessus sur les horreurs familiales qui étaient au cœur de Leur domaine.

Et surtout, il faut avertir le lecteur « néophyte » : ce roman sera peut-être peu compréhensible, et certainement moins engageant pour qui n’a pas lu le précédent. Nesbø insère bien çà et là quelques résumés succincts pour rappeler les faits et les enjeux, mais ils n’offrent qu’une vision schématique, (logiquement) incapable de restituer la lente construction des personnages et la complexité de leurs relations. Sans ce socle, la tension perd en intensité, les décisions paraissent moins lourdes de sens, et certains retournements peuvent même tomber un peu à plat.

Cela ne veut pas dire que Les maîtres du domaine ne soit pas un bon livre – loin de là. On y retrouve tout ce qui fait le sel du Nesbø post-Harry Hole : un sens aigu de la narration, des personnages aux ambigüités fascinantes – voire étonnantes -, et ce décor austère de la Norvège profonde qui devient un personnage à part entière. Simplement, il n’était sans doute pas possible de rivaliser avec les dilemmes moraux et la tragédie absolue contée dans le premier volume.

On ne vole tout simplement pas à la même hauteur, mais le voyage reste excitant.

Eric Debarnot

Les maîtres du domaine
Roman norvégien de Jo Nesbø
Traduction : Céline Roman-Monnier
Editeur : Gallimard – Série Noire
464 pages – 21 €
Date de parution : 5 juin 2025

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