« Le débutant » de Sergueï Lebedev : Les fantômes du Novitchok

À l’image de l’Histoire russe, complexe et déconcertante, le récit de Lebedev met en scène trois âmes tourmentées, poursuivies par les fantômes du passé, dans une confrontation qui vient questionner les mystères du mal, de la science et de la morale.

© Tanja Draškić Savić

Le russe Sergueï Lebedev est né en 1981: il n’a donc pas vraiment eu le temps de connaître l’URSS et grandira dans la Russie de Eltsine puis celle de Poutine. L’écrivain-journaliste vit désormais en Allemagne mais sa formation de géologue le pousse, dans ses romans, à sonder les profondeurs de l’Histoire pour comprendre les énigmes et la brutalité du stalinisme, fondations de la Russie d’aujourd’hui.
Lebedev s’est appuyé sur des archives déclassifiées d’anciens pays de l’Est (Lituanie, Ukraine, …) ainsi que sur les mémoires de Vil Mirzayanov, un scientifique à l’origine du fameux poison Novitchok.
Hasard des calendriers, le bouquin de Lebedev est sorti en Russie quelques mois seulement après l’empoisonnement du dissident Alexeï Navalny … par du Novitchok.
La traduction (du russe) est signée Anne-Marie Tatsis-Botton et le bouquin est ré-édité pour la rentrée littéraire en petit format chez Libretto (il était paru en 2022 chez Noir et Blanc).

« Le débutant » c’est le nom d’un poison parfait, rapide, indétectable, conçu dans les labos soviétiques les plus secrets. À la fin de la guerre froide, son inventeur, le chimiste Kalitine, est passé à l’ouest quand l’Empire vacillait sur ses bases.
Mais si le poison est intraçable, l’Histoire, elle, n’oublie jamais : vingt ans plus tard, le colonel Cherchniov est chargé d’éliminer le traître … avec son propre poison. Un prêtre dissident fera bientôt son apparition : Travniček. Il sera un peu la conscience des deux autres.

La littérature russe a toujours pour nous un souffle, un rythme, un peu inhabituel, déroutant, et les personnages de Lebedev ont l’âme bien tourmentée. Leurs pensées, leurs introspections, semblent écrasées par le poids du passé, le fardeau de l’histoire. À l’image du pays peut-être.
Et le roman enfile les digressions pour laisser s’exprimer tous ces souvenirs, ces rêves même, au risque parfois d’égarer le lecteur.

Le poison aurait été mis au point dans une île secrète, enclavée dans le méandre d’un fleuve, un lieu fermé digne de Kafka.
« […] J’ai nommé cela « la création au nom du mal », dit humblement Travniček. Et même : le problème de la création au nom du mal. »
Il y a du Docteur Frankenstein dans le chimiste Kalitine : sa « créature » (le poison Le Débutant) semble lui avoir échappé après lui avoir coûté son âme et peut-être plus encore. Ce texte résonne comme une parfaite illustration de l’aphorisme de Rabelais qui nous prévenait déjà que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La prose de Lebedev est à l’image de ses personnages torturés par leurs fantômes venus du passé : tourmentée, fiévreuse, troublée. La lecture demande un effort certain : on navigue entre les époques, entre les passés de chaque personnage et le texte prend souvent une tournure un peu mystique que l’arrivée du prêtre va faire monter d’un cran.

Sergueï Lebedev veut entraîner son lecteur dans le sillage tourmenté de ses personnages mais sans convaincre tout à fait et les amateurs d’espionnage seront sans doute désappointés car l’auteur s’intéresse moins à la traque du traître qu’à la confrontation des destinées des personnages, du passé et du présent, pour mieux explorer les thèmes du mal, de la science et de la morale.

Bruno Ménétrier

Le débutant
Roman de Sergueï Lebedev
Editeur : Libretto
Traduction (russe) : Anne-Marie Tatsis-Botton
224 pages – 20,50 €
Date de parution : 25 août 2025

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