Après six ans d’attente, Jesmyn Ward, seule femme double lauréate du prestigieux National Book Award (Bois sauvage 2011, Le Chant des revenants 2017), est de retour avec un roman lyrique et profondément incarné qui nous plonge au cœur de la tragédie de l’esclavage, au plus près d’une personnage féminin inoubliable.

« La toute première arme que j’ai tenue a été la main de ma mère. J’étais petite à l’époque, le ventre rebondi. Cette nuit-là, ma mère m’a réveillée et m’a emmenée dans les bois de la Caroline, profond, très profond dans le murmure des arbres noirs en l’absence du soleil. Les os de ses doigts : des lames dans leur fourreau, mais cela je l’ignorais encore. »
L’entrée en matière est saisissante. La mère de la narratrice Annis emmène sa fille dans les bois jusqu’à une clairière sablonneuse où se trouve un arbre foudroyé peuplé par d’abeilles sauvages. C’est là qu’elle cache deux bâtons taillés et qu’elle apprend secrètement à sa fille à se battre, techniques d’autodéfense et tactique de survie qui lui ont été légués par sa propre mère, une guerrière africaine déportée en Amérique. Nous sommes en Caroline du Nord, avant la guerre de Sécession, les deux femmes sont esclaves dans une plantation rizicole. Bientôt, elles sont séparées, la mère vendue la première, puis Annis.
Des romans américains qui parlent d’esclavage, il y en a pléthore. En soi, dans celui-ci, on n’apprend rien de plus sur les terribles conditions de vie imposées aux esclaves noirs et sur la violence inouïe endurée dans les plantations (viols, punitions-tortures, cruauté ordinaire, maltraitances psychologique). Annis doit être vendue au marché aux esclaves de la Nouvelle-Orléans. Encordée à ses compagne de misère, elle subit un long périple de Caroline du Nord jusqu’en Louisiane, un voyage cauchemardesque inspirée de L’Enfer de Dante.
Si Jesmyn Ward n’innove pas dans la représentation de la tragédie qu’a été l’esclavage, elle a une façon très personnelle de la raconter. Dans cet enfer, elle offre à Annis une voix unique, incroyablement immersive. Son écriture est juste sublime et déploie une expérience sensorielle assez unique qui nous fait ressentir ce qu’Annis ressent, sentir ce qu’elle sent, voir ce qu’elle voit ; quand elle a mal, les pages semblent se contorsionner de douleur, quand elle a faim, notre ventre se contracte. La densité émotionnelle est surpuissante car s’inscrivant viscéralement dans les tripes du lecteur.
Chaque fois qu’on pense être transporté dans un univers familier, l’autrice surprend par une image, une métaphore emplie de poésie, grâce à un réalisme magique qui façonne le récit lorsqu’apparaissent des esprits qui accompagnent Annis avec elle, notamment celui de sa grand-mère amazone du Dahomey dont sa mère lui a conté la destinée, un esprit qui lui apparaît sous la forme d’une tempête qui fait gronder l’orage et tomber la pluie.
Ce recours à la spiritualité africaine, transmise de génération en génération, symbolise la résilience des ancêtres qui viennent au secours de leurs descendants pour les pousser à la résistance, car les esprits prouvent qu’il y a plus dans ce monde que l’esclavage si on sait écouter. On assiste alors bouleversés à la superbe transformation d’Annis. Elle qui était accablée par le chagrin, le deuil et la souffrance, se défait, à mesure de sa prise d’expérience auprès des esprits, de son statut de victime, reconquiert sa puissance et retrouve sa capacité à agir.
« Ton arme, c’est toi, disait ma mère. Mon arme, c’est moi » affirme Annis.
Contrairement à Dante, Jesmyn Ward propose ainsi une carte pour sortir de l’enfer de l’esclavage grâce à une transmission intergénérationnelle qui se nourrit de l’amour qu’une mère a porté à son enfant, de la solidarité d’une esclave pour un autre. Ce sont ces liens qui sont l’arme ultime de survie et conduisent à un final de toute beauté célébrant le désir désespéré de vivre. Survivre est l’acte de révolte ultime.
Par sa force d’évocation et sa capacité à faire côtoyer des scènes enchantées de poésie avec d’autres de pure terreur, Nous serons tempête se hisse au niveau des grands romans sur l’esclavage, dans la lignée de Beloved de Toni Morrison ou d’Underground railroad de Colson Whitehead.
Marie-Laure Kirzy