Le nouvel album du merveilleux Gruff Rhys est chanté en gallois, donc pas immédiatement accessible du point de vue « sens ». Pourtant, quand on se donne la peine de traduire certains textes, on réalise que la (fausse) simplicité des chansons, leur humour et leur fantaisie, ne servent pas à masquer la réalité du monde, mais à mieux la révéler. Dim Probs réussit ce paradoxe : nous faire chanter et sourire tout en nous mettant face à nos propres contradictions.
Quand nous avons posé la question à Gruff Rhys de ce qu’était fondamentalement son nouvel album solo – Dim Probs (littéralement « pas de problème »), son troisième -, écrit et chanté dans sa véritable langue maternelle, le gallois, il nous a répondu, avec son habituelle modestie : « C’est une blague d’une certaine manière, parce qu’évidemment nous vivons à une époque avec… des problèmes !« . Et une première écoute des douze chansons qui composent les 35 minutes allègres et profondément satisfaisante de ce nouveau petit « joyau » pop d’un véritable orfèvre en la matière, semble confirmer cette légèreté revendiquée par Gruff.
Il faut donc prendre la peine de se pencher sur les textes des chansons – ce qui est plutôt aisé, désormais, puisqu’un petit coup de Chat GPT nous livre leur sens sans trop d’efforts de notre part – pour réaliser que Rhys, l’homme qui brandit des pancartes / slogans pendant tous ses concerts, a des choses importantes à nous dire; Des choses qui lui tiennent à cœur.
Trois exemples seulement pour que cette chronique ne devienne pas une interminable dissertation. D’abord, Saf Ar Dy Sedd, soit « Tiens-toi debout sur ton siège » : « Mais il faut payer, Toni » / Dit le tribunal à notre héros, oh si cruel / Alors tiens-toi debout sur ton siège / Et ne t’assieds pas jusqu’à ce que vienne la tombe / Il n’y a pas de temps pour que notre conscience dorme, languissante« . Gruff s’adresse ici à « Toni », un homme ordinaire confronté à une institution injuste (le tribunal, la contrainte de payer pour un parking). À partir de cette anecdote banale, la chanson devient une humble mais claire métaphore de la résistance : ne pas céder à la passivité, rester debout, vigilant. garder notre conscience éveillée face aux abus ou à l’injustice. La lutte – et même la violence, dans certains cas – est nécessaire, mais son but est la paix et la justice. La petite histoire locale devient une parabole que chacun peut saisir… et la légère ironie typique de Gruff Rhys ne désamorce pas sa sincérité.
Plus claire encore est Chwyn Chwyldroadol! (quelque chose comme « De l’herbe révolutionnaire ! ») : « Eh bien je me plains, je me plains, je me plains des / Herbes révolutionnaires qui détruisent mon jardin / Mais il est difficile de commencer à se plaindre de leurs feuilles magnifiques qui ont l’air si belles ». Voici donc une métaphore « organique » de la révolution : les « mauvaises » herbes (mais Gruff parle-t-il ici aussi de cannabis ?) représentent la force « fragile » mais quasiment incontrôlable du changement. La révolution est à la fois destructrice et régénératrice, frustrante mais seule porteuse d’avenir. Chwyn Chwyldroadol! brouille la frontière entre nuisance et utopie, et pointe combien descendre dans la rue pour protester nous ennuie dans notre routine quotidienne, mais est indispensable. Soit un message qui, comme par hasard, résonne haut et clair en ce moment, aussi bien dans la Grande-Bretagne à nouveau en proie à la fascination de l’isolement prôné par Farage, qu’en France où le chaos institutionnel appelle un ressaisissement général.
Prenons enfin ce Dim Probs – Pas de problème(s), assez important pour avoir été choisi comme le titre de l’album. Il a une allure de comptine enfantine, innocente, répétitive, avec son « Un pour nous – pas de problème / Deux pour toi – pas de problème / Trois pour tout le monde – pas de problème / Rien d’autre à faire que de continuer joyeusement« . Dim Probs joue sur la répétition ironique de ce tic de langage devenu mantra. Et a d’abord un effet comique : Gruff à l’air de se moquer de nous, de lui-même, de ce besoin universel de se rassurer avec des formules creuses quand « le monde est complètement tordu ». Mais il y a là aussi une philosophie de résilience : face au chaos et à l’absurdité totale du monde, la seule solution est de « continuer joyeusement ». Le cumul répétitif dans le dernier couplet (« un pour nous, deux pour toi, trois pour tous…« ) ressemble bien à une grimace devant le désastre qui se profile : minimiser les problèmes ne les fait pas disparaître. L’optimisme que semble (faussement sans doute) professer Rhys est à la fois nécessaire et illusoire : entre déni collectif, et légèreté face au désastre, où nous positionnons-nous ?
Si Gruff s’enorgueillit d’avoir pour une fois délaissé les concepts qui ont donné naissance à certains de ses disques les plus ambitieux, Dim Probs, dissimulé derrière un dessin de « chien slacker » allongé sur un tapis (volant ?), est tout sauf une démission intellectuelle. Grâce à ses mélodies comme toujours lumineuses, rapidement convaincantes, voire indispensables, et derrière une orchestration minimaliste – de la guitare acoustique, quelques bidouilles électroniques parfois étranges -, voici un album totalement contemporain qui nous force à regarder les épreuves que nous devons affronter, tout en pointant nos contradictions, ou plutôt les contradictions inhérentes à la nature humaine. Bien entendu, tout cela fonctionne à cent à l’heure grâce à la voix de Gruff, à son chant qui combine de manière surnaturelle une sorte de timidité maladroite, hésitante, qui nous touche en plein cœur, avec une gouaille débonnaire, qui peut même rappeler sur certains titres celle d’un Baxter Dury d’avant l’électro.
Car, si nous avons voulu, pour une fois, centrer cette chronique sur les textes – finalement bien plus brillants qu’ils ne semblent -, on parle aussi ici d’une MUSIQUE qui nous transporte, qui illumine notre quotidien. Le titre sans doute le plus immédiatement mémorable (mémorisable) du disque s’appelle Taro #1 + #2 : dynamique, entraînant, basé sur une pulsation combinant percussions et cuivres (électroniques), il joue sur le double sens du mot « Taro », un mot qui semble faire à la fois référence aux battements de notre cœur, au rythme dans la musique, et à l’impact physique du son sur nous. On peut l’interpréter, – et il faudrait poser la question à Gruff pour savoir si c’est là ce dont il voulait parler -, comme la célébration du pouvoir de la musique, du rythme, sur nous : nous secouer, nous électriser, comme une force élémentaire qui relie le naturel et le culturel.
Eric Debarnot