Sept ans après un American Utopia qui nous avait déçus, David Byrne, toujours en quête de nouvelles expérimentations, si possible bien décalées, revient avec Who Is the Sky?, un disque tellement lumineux et joyeux qu’on se pose des questions inhabituelles : comment peut on être aussi positif en 2025 ? Naïveté forcée ou art-pop jubilatoire ? Chacun se fera sa propre opinion !

On se rappelle avec nostalgie des formidables concerts / spectacles que David Byrne nous a offerts en 2018. Le musicien, souvent critiqué, même dans les meilleurs moments de sa carrière, pour son intellectualisme, semblait avoir trouvé un nouveau filon : réinventer son rock cérébral en le rendant plus immédiat, via une expérience largement collective. On se souvient par contre avec beaucoup moins de tendresse de son dernier album, datant de la même époque, American Utopia, qui nous avait presque fâchés avec lui. Le voici donc de retour, sept ans plus tard, avec un Who Is the Sky? qui poursuit dans la même veine, mais en poussant tous les curseurs dans le rouge de la fantaisie débridée, de l’expansivité sans freins, de l’optimisme à tout crin : Byrne semble friser la naïveté à une époque où tout semble aller de mal en pis, et où les raisons d’espérer sont difficiles à trouver.
Mais après tout, il n’est pas absurde de penser que Byrne partage avec nous cette angoisse existentielle, et qu’il aurait décidé de mettre son talent, son art, pour nous offrir 37 minutes de raisons de sourire béatement, et, évidemment, de frétiller en dansant, et donc d’oublier la tempête qui menace. Voici donc douze chansons positionnées comme un antidote radical à la morosité, où l’optimisme à tout crin se chante à pleins poumons et se danse de toutes nos forces.
Pour concrétiser ce nouveau concept inattendu, Byrne s’est entouré du producteur Kid Harpoon, garant d’un son pop contemporain (commercial, pourra-t-on dire), et surtout du Ghost Train Orchestra, un ensemble new-yorkais spécialisé dans la relecture des musiques de cabaret, de jazz et de fanfares, les réinventant avec liberté et exubérance : cuivres éclatants, cordes hollywoodiennes dégoulinantes, rythmes latins de carnaval, rien n’est trop excessif pour Mr. Byrne, qui chante ici avec un enthousiasme lui faisant oublier régulièrement d’être juste (écoutez-le miauler sur When We Are Singing : cet homme ne craint certainement pas le ridicule). Fondamentalement, pourtant, on n’est pas si loin de ce que Byrne a toujours fait, surtout dans ses meilleures créations : nourrir son art tarabiscoté d’une énergie puisée dans les traditions musicales du monde entier, toutes époques confondues. Il a simplement, cette fois, forcé la dose de couleurs et d’exubérance.
S’il y a, comme d’ailleurs dans American Utopia, autre chose qui nous interpelle avec Who Is the Sky?, ce sont certains lyrics, que l’on qualifiera de surréalistes tendance dada si on est gentils, ou de délires sévères si on est de mauvais poil. Prenons par exemple la chanson Moisturizing Thing, l’hymne (absurde ?) au desir universel de paraître toujours jeune ! Byrne y invente une crème anti-âge tellement efficace que la personne qui l’utilise finit par ressembler à un enfant de trois ans, ce qui lui vaut des vexations : « And when we go out, they ask for ID / It’s not always easy- when you look like you’re three » (Et quand on sort, ils demandent une pièce d’identité / Ce n’est pas toujours facile – quand on a l’air d’avoir trois ans). Sur My Apartment Is My Friend, Byrne imagine son appartement comme un confident, un partenaire : « I know ev’ry part of you / We’ve been together for so long / You’ve seen me at my very worst / But we always get along » (Je connais chaque partie de toi / Nous sommes ensemble depuis si longtemps / Tu m’as vu au pire de ma forme / Mais nous nous entendons toujours bien). Est-ce là une métaphore trop poussée, attendrissante ou ridicule ? Dans The Avant Garde, Byrne se vautre dans l’auto-référence, les jeux de mots, les paradoxes (« It’s ahead of the curve / It’s deceptively weighty, profoundly absurd » – C’est en avance sur son temps / C’est d’une gravité trompeuse, profondément absurde) et flirte avec le pastiche. Byrne joue ici consciemment avec sa volonté de sérieux (ce fameux intellectualisme qu’on lui a souvent reproché) et son goût pour l’auto-dérision. She Explains Things to Me est un savoureux (auto ?)portrait ironique de mari distrait et/ou dépassé par l’intelligence et les connaissances de son épouse : « She explains what is happening- in the movies we watch / I ask- Why did they do that, why did they stop? / Why did they say that- on that TV show? / I ask myself- wow, how did she know? » (Elle explique ce qui se passe – dans les films que nous regardons / Je demande – Pourquoi ont-ils fait ça, pourquoi ont-ils arrêté ? / Pourquoi ont-ils dit ça – dans cette émission de télévision ? / Je me demande – wow, comment a-t-elle su ?)… En fait, chaque chanson du disque s’avère un mini défi à notre imagination, à notre goût pour des paroles un peu plus conventionnelles, moins… triviales. On a le droit de ne pas aimer ces textes, mais ils reste joliment stimulant.
Pourtant, au final, ce qui importe, comme toujours, ce sont les chansons, leur mélodie, leur construction, leur atmosphère : les chansons sont ici bien meilleures que celles de American Utopia (même si elles n’atteignent pas la grandeur de celles de 1977 ou de Remain in Light)… Everybody Laughs est une tornade irrésistible de chœurs, de percussions et de cuivres, évoquant un défilé de carnaval ou une fête dans la rue ; When We Are Singing est une belle chanson presque simple, en dépit de sa production baroque, assumant l’universalité de son thème ; My Apartment Is My Friend a un petit quelque chose d’un morceau de cabaret excentrique, où chaque instrument fait son petit tour de piste pour attirer notre attention ; Le romantisme échevelé de What Is the Reason for It? bénéficie d’une coloration mariachi qui lui va parfaitement… etc.
On imagine bien qu’un tel OVNI ne rencontrera pas un accueil unanime, et les premiers retours montrent une critique et des fans pour le moins divisés : certains se réjouissent de l’énergie qui se dégage de Who Is the Sky? et de l’inventivité des arrangements, d’autres s’irritent franchement de cette jovialité excessive, des nombreux dérapages quasi dadaïstes du chant comme de l’orchestration, et surtout de textes célébrant aveuglément l’ordinaire de l’existence, transformant en thèmes de chanson des choses franchement farfelues. Ces critiques – cette déception – sont bien sûr recevables, logiques même.
Cependant, même si nous tiquons nous aussi sur certains excès qui frôlent la laideur et le mauvais goût, comment condamner un musicien qui, finalement, ne fait que refuser le cynisme général pour nous proposer une forme de naïveté volontaire, revendiquée comme… radicale ? Et si, face à la méchanceté et à la dureté du mode où nous vivons aujourd hui, la joie de vivre était un ACTE POLITIQUE ?
Eric Debarnot