Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : produit dans la hâte, décrié par la chanteuse elle-même et délaissé par la plupart de ses fans, Lionheart est régulièrement identifié comme le vilain petit canard de la première décennie de carrière de Kate Bush. C’est dommage, car les qualités de l’album sont indéniables.
Comme je le mentionnais dans mes contributions précédentes à cette rétrospective, ma sélection d’albums fut décidée au prix de questionnements multiples, mélangeant des classiques (mon dernier article en date est consacré à Pink Flag de Wire), des œuvres plus méconnues et d’autres qui me paraissaient représentatives d’un certain rapport au médium musical. Notre sujet du jour est précisément à classer dans la dernière catégorie, puisqu’il s’agit d’un album dont ma perception personnelle va directement à l’encontre d’un consensus critique. Si vous consultez le discours médiatique autour de la discographie de Kate Bush, Lionheart est le plus souvent relégué au fond des classements, sur le banc des cancres occupé par 50 Words for Snow et Director’s Cut. Naturellement, le contexte doit être mis en cause, surtout lorsque l’on parle d’une carrière où les sommets sont nombreux et particulièrement élevés. Il aurait été parfaitement raisonnable de consacrer un article à Hounds of Love, chef-d’œuvre eighties récemment re-popularisé par Stranger Things, ou à The Dreaming, qui est sans doute mon album favori dans l’œuvre totale de la grande dame de Bexleyheath. C’est donc après une phase d’hésitation que je portai mon dévolu sur Lionheart. Pourquoi ce choix ? Parce que j’aime l’album même en reconnaissant ses imperfections, mais surtout parce que mettre au point un texte de réhabilitation me paraissait offrir plus d’enjeux que d’écrire dans la marge d’un classique établi. Parlons donc de Lionheart, un album peu prisé par la foule, mais dont je ne suis pas encore parvenu à me lasser.
En 1978, Kate Bush ressent ce que les spécialistes aiment appeler la bonne grosse pression des familles. Et pour cause. Elle vient tout juste de lancer sa carrière avec The Kick Inside, un premier opus paru en février et porté par le succès fulgurant du single Wuthering Heights. L’album s’est rapidement écoulé à plus d’un million d’exemplaire sur le seul territoire britannique. C’est officiellement la première fois qu’une femme britannique arrive au sommet des charts anglais avec sa propre chanson. À l’âge de dix-neuf ans, Catherine Bush est également la première artiste de sexe féminin à signer la totalité des compositions sur un premier disque totalisant le million de ventes, démontrant une forte productivité alliée à une ambition artistique de grande ampleur. Elle écrit comme une forcenée depuis son adolescence, a mis en boite près de deux cents démos avant son premier séjour en studio, et a utilisé l’avance fournie par son label pour prendre des cours de danse avec Lindsay Kemp. Fort de ce démarrage en trombe, EMI entend battre le fer tant qu’il est brûlant. Les pontes du label insistent pour renvoyer Kate en studio avant la fin de l’année. Les premiers concerts sont programmés pour 1979, dans l’idée de promouvoir deux albums simultanément. C’est donc durant l’été 1978 que Lionheart sera mis en boite dans le studio Super Bear de Berre-les-Alpes, sur notre Côte d’Azur hexagonale. La production est à nouveau supervisée par Andrew Powell, déjà aux manettes sur The Kick Inside. Parmi les musiciens présents durant les sessions, on recense plusieurs vétérans de la scène britannique, comme David Paton et Ian Bairnson du Alan Parsons Project, Francis Monkman de Curved Air et Stuart Elliott de Cockney Rebel.
L’entrée en matière de Symphony in Blue met le cap sur une pop arty, avec des arpèges de Fender Rhodes et une caisse claire presque aussi volubile que le phrasé de Bush. Sa voix surnaturelle, perchée sur d’improbables hauteurs sopranes, est largement placée en avant dans le mixage. Elle monte encore davantage sur In Search of Peter Pan, superbe vignette cinématique qui agglomère carrément un extrait de When You Wish Upon A Star, tirée du Pinocchio de Disney. Le texte, écrit du point de vue d’un enfant qui envisage de refuser de grandir, est d’une candeur poétique trouble, hanté par la prégnance d’un futur indéchiffrable et le spectre d’une vieillesse déjà ennemie. À l’inverse, Wow est une célébration de la facticité, explorant la catharsis d’une mort de théâtre, quand rien n’est réel et que la performance prime sur le jugement. Le rock ludique de Don’t Put Your Foot on the Heartbrake n’aurait nullement dépareillé sur un album d’Elton John, alternant piano chatoyant et gerbes d’accords distordus pendant les refrains. Sur Oh England My Lionheart, les flûtes pastorales et un clavecin tissent un panorama bucolique au cœur duquel la chanteuse donne l’impression de s’égarer comme une elfe dans le verger des paroles. Les accords changeants de Full House sont tour à tour jazzy, cinématiques et anxiogène, anticipant directement les climats protéiformes que Kate développera sur Never Enough, avant de les porter à un point d’incandescence sur The Dreaming. C’est d’ailleurs sur ce titre que les qualités et limites de Lionheart paraissent les plus évidentes. La construction harmonique de la composition impressionne par sa sophistication, mais le traitement sonore des guitares paraît un peu étriqué, figé dans une raideur encore très seventies, qui peine à s’accorder pleinement avec l’ambition de la chanson.
In the Warm Room est résolument jazzy, enfumant des rêveries charnelles sans autre support que le piano joué par Kate elle-même. Le groupe reprend la scène sur Kashka from Baghdad. La basse brode un contre-chant, les chœurs scandent les transitions et l’arrangement comporte un psaltérion (sorte de cithare grecque) joué par Paddy Bush, le frère aîné de Kate. La dernière minute de la composition explore des sonorités dissonantes qui informeront durablement les futurs travaux de la chanteuse. Les textures de Coffee Homeground sont à classer parmi les moments les plus singuliers de Lionheart, avec un mélange de cordes, de flûtes et d’éléments orchestraux. Le cadence de cabaret module vers des mélodies aussi improbables que le texte en référence au docteur Hawley Harvey Crippen (homéopathe américain pendu à Londres en 1910 pour avoir empoisonné son épouse), tandis que la basse de David Paton sonne quasiment comme un synthétiseur sur les transitions. En ultime position, Hammer Horror fait honneur à son titre avec une grandiloquence gothique où les guitares riffent à l’unisson avec des violoncelles. Le texte prend inspiration dans la performance de James Cagney dans L’Homme aux milles visages de Joseph Pevney, consacré au parcours de l’acteur Lon Chaney. La chanson met en scène un acteur chargé de reprendre le rôle d’un collègue brutalement décédé sur le tournage d’une production du Bossu de Notre-Dame, et qui se sent hanté par le fantôme du défunt. Dernier titre de l’album, il s’agit également du premier single distribué par EMI en novembre 1978, une semaine avant la sortie officielle du disque.
Lors de sa parution initiale, Lionheart est timidement accueilli, et le consensus critique consiste globalement à estimer qu’il ne rend pas totalement justice au potentiel artistique de la jeune Kate Bush. Cette dernière manifestera également sa propre frustration, jugeant que l’ambition du projet aurait mérité une gestation plus longue et réfléchie. La longue maturation des chansons, dont la plupart datent de ses années d’adolescence, aura finalement contrasté avec l’empressement des sessions d’enregistrement. Elle déclare avoir hésité à produire l’album par ses propres moyens, avant de changer d’avis en raison de son manque d’expérience en la matière.
Lionheart demeure une exception dans sa discographie à de multiples égards. Cet album est le seul qu’elle enregistrera hors d’Angleterre, le seul qui échouera à entrer dans le top 5 des charts et le seul à être suivi d’une véritable tournée. Le Lionheart Tour débutera en avril 1979 et durera six mois, après lesquels Kate Bush ne renouvellera jamais l’expérience.
Mattias Frances
Kate Bush – Lionheart
Label : EMI
Sortie : 10 novembre 1978