Pierre Jourde dresse un chapiteau hanté où s’entrechoquent cirque, folie et malédiction familiale. Avec La Marchande d’oublies, l’écrivain offre un roman d’une imagination noire et baroque, aussi érudit qu’hypnotique, où la langue voltige comme un acrobate en plein numéro.

Une famille de clowns-acrobates de la fin du 19ème siècle, les Helquin, se distingue dans le monde du cirque par des spectacles aussi spectaculaires que macabres. Pas de nez rouge et de fanfare à la ta ta ta ra ra ra ta ta… Composée de quatre frères et d’une sœur, la troupe fricote aussi avec quelques monstres de foire pour se faire du fric avec des Freaks. Par contre, pas de distributeur de Barbapapa ou de pommes d’amour qui collent aux doigts. Ce n’est pas le style de la maison. C’est lugubre, oui, mais toujours moins pathétique que la vision de vieux chameaux mités qui disputent un peu herbe jaunie à trois chèvres immobiles et à un âne cataracté derrière un chapiteau aux rayures délavées, installé sur un parking désaffecté.
Gloire et succès sont au rendez-vous jusqu’à la disparition du plus jeune des frères, Alastair, après un accident de voltige qui plongea sa sœur dans le coma. La belle endormie sera réveillée après plusieurs années de songe par un ancien médecin aliéniste et deviendra sa compagne. Le couple, pour tenter d’échapper aux frérots un peu possessifs, va s’installer dans une vaste demeure perdue et s’inventer des jeux de rôles inspirés par les lieux et les ouvrages sulfureux de la bibliothèque. On s’occupe comme on peut à la campagne.
Les chapitres alternent avec virtuosité l’errance meurtrière du jeune frère disparu et la vie tourmentée par les souvenirs de la sœur. Passé, présent et futur s’embrouillent pendant près de 600 pages, les personnages, les spectateurs et les lecteurs perdent le fil du temps, hypnotisés par une atmosphère de mystère et une fascination morbide pour les racines du mal.
En cette rentrée littéraire d’autopsies généalogiques, j’ai failli déclencher une « Alerte Enlèvement » pour retrouver un peu de fiction. Pierre Jourde y répond avec une overdose d’imagination.
Le récit peut faire peur par son sujet et souffre de quelques longueurs mais ce roman ne se boit pas cul sec. C’est un vieil Armagnac sans âge dont on humecte ses lèvres pour les grandes occasions. J’ai pris trois semaines pour arriver au bout de la représentation. Une éternité pour moi.
Je déteste le cirque, je regarde les trapézistes avec la même malveillance honteuse que les toréadors, j’ai peur des clowns depuis le « ça » de Stephen King, et je ne suis pas abonné au Musée des horreurs mais j’ai adoré ce barnum.
Cette histoire se savoure et chaque page, même piochée au hasard est une gourmandise littéraire. Faites le test dans votre librairie en le feuilletant pour aérer des mots oubliés comme la marchande du titre avec ses petites gaufres plates ou pour découvrir des extraits de poèmes ou de textes rares. Dans ces pages, Pierre Jourde jardine les fleurs du Mal de Baudelaire, et ses personnages semblent avoir fait le mur des romans de Dickens sans grandes espérances. Ses ellipses dans la narration sont comme des draps blancs sur de vieux meubles, des linceuls sur des vérités cachées.
Comme l’auteur témoigne d’un certain goût pour la polémique et qu’il n’est pas dans les petits papiers des jurys littéraires dont il a pastiché certains membres dans une parodie vacharde des « Lagarde et Michard », vous ne le retrouverez certainement pas au tableau des médailles des grands prix automnaux. C’est bien dommage et je joue son Auguste avec plaisir.
Magic Circus pour un jongleur de mots.
Olivier de Bouty
merci pour Pierre Jourde un auteur que j’aime vraiment beaucoup. Le livre est au dessus de ma pile, le prochain.