Dans ce nouveau tome du Chat du Rabbin, Sfar nous livre une réflexion audacieuse et complexe sur la lecture et l’interprétation de la Torah, mais également du mythe d’Adam et Eve et de leur exil du Paradis. Souvent drôle, mais abordant probablement des sujets trop « philosophiques » pour convaincre le lectorat habituel de la BD, L’Arbre la connaissance déroute d’abord avant de nous séduire.

Au milieu d’un débat d’une rare violence sur la guerre menée par Israël dans Gaza, les diverses interventions de Joann Sfar – auteur relativement « médiatique », et donc cible inévitable des haineux, d’un côté comme de l’autre – ont fait l’objet de polémiques, qui ont un peu terni l’image publique de ce créateur exigeant, mêlant avec intelligence philosophie, réflexions personnelles sur la judaïté et thèmes politiques. On pense en particulier à la lettre ouverte des 20 personnalités – dont Sfar – publiée le 19 septembre, qui demandait à Macron de conditionner la reconnaissance de l’Etat palestinien à la libération des otages retenus par le Hamas, et qui en a étonné certains, comme s’éloignant de la position « modérée » bien connue de l’écrivain : il fallait évidemment la lire en perspective avec son relai de la tribune de la rabbine Horvilleur où elle appelait à un « sursaut de conscience » face aux exactions israéliennes à Gaza, dénonçant la « faillite morale » du gouvernement Netanyahou. Ce difficile équilibre (« ni-avec-l’un-ni-avec-l’autre ») qu’essaie de préserver Sfar, et qui ne devrait pas surprendre ses lecteurs, peut être aisément critiqué comme manquant de fermeté, être perçu comme une « neutralité lâche », voire une relativisation de la souffrance palestinienne.
Dans ce contexte difficile, sortir un livre comme L’Arbre de la connaissance, dédié intégralement à une réflexion – menée par notre inénarrable chat parlant et philosophe – sur la lecture et l’interprétation de la Torah, peut être vu comme une petite provocation, ou au moins comme un timing malheureux. Pourtant, il s’agit d’une BD qui se positionne totalement dans la ligne « politique » habituelle de l’auteur : d’un côté, il s’agit de reconnaître l’importance philosophique et culturelle des textes religieux – de la Torah en particulier -, et de l’autre de montrer sa défiance envers le prétendu « savoir » des représentants les plus sectaires de la religion (comme ceux qui gouvernent Israël depuis des années), qui contaminent les esprits de la jeunesse (c’est le sujet de la première partie du livre, avant que Sfar ne s’envole gracieusement dans ses propres interprétations des textes et des mythes de la création). Critiquer intelligemment, et avec humour, sans haïr, c’est finalement le programme de Sfar dans son Chat du Rabbin, comme toujours.
Après, on peut se réjouir d’un retour à la période des premiers tomes de la saga, aux « fondamentaux » : le chat analyse et explique, défie son maître, questionne l’absurdité humaine, aussi bien en termes de croyances que de comportements quotidiens ; les femmes sont divinement belles et sensuelles, parfois peu vêtues ; les paroles sont vives et drôles, et le dessin magnifiquement flottant. Il reste que, sur les 72 pages du livre, le premier tiers pourra rebuter le lecteur qu’un tel sujet ne passionnera pas forcément, avant que, progressivement, l’enchantement ne se produise. L’audace de certaines interprétations – divergentes, et c’est ça qui est beau – du mythe biblique du paradis terrestre, et de l’exil d’Adam et Eve après leur accession à la connaissance, est pour le moins stimulante, voire même bouleversante (on pense au parallèle ébouriffant avec la gestation du nouveau-né !). La plupart des « images mentales » permettant une représentation figurée des difficultés de la lecture et de l’interprétation des textes sacrés sont belles et fortes (Sherlock Holmes ou l’écume autour du rocher…), et l’humour vient régulièrement tempérer l’ambition philosophique, ce qu’on attend évidemment toujours de la part de Sfar.
Certainement pas un livre pour tout le monde, mais une lecture étonnante et enrichissante. Et non dénuée d’ambiguïté, dans un monde qui en manque de plus en plus, préférant les positions tranchées et la haine de l’autre.
Eric Debarnot
Le Chat du Rabbin T. 13 : L’Arbre de la connaissance
Dessin et scénario : Joann Sfar
Couleurs : Brigitte Findakly
Editeur : Dargaud
Collection : Poisson Pilote
72 pages – 17,95€
Date de publication : 10 octobre 2025
L’Arbre de la connaissance – Extrait :
