« Fox », de Joyce Carol Oates : portrait au scalpel d’un pédophile qu’on a laissé sévir

Voici le cinquante-huitième roman d’une grande écrivaine américaine qui n’a publié aucun raté.  Et une nouvelle fois, Joyce Carol Oates frappe fort. Plus féroce que jamais à 86 ans, elle persiste à interpeller avec un thriller psychologique intense qui, sur le thème vénéneux de la pédophilie, dissèque la dynamique prédateur-proie avec une précision impitoyable. Une plongée effrayante au cœur des ténèbres dont le lecteur ne sortira pas indemne.

Joyce Carol Oates
© Dustin Cohen

Wieland, Sud du New-Jersey, 2013. Deux frères ouvriers de la région, Marcus et Demetrius Healy, découvrent une voiture au fond d’un ravin en plein milieu des marais de la réserve naturelle ; dedans, des morceaux d’un corps horriblement mutilé, qui après identification, s’avèrent être ceux de Francis Fox, professeur d’anglais charismatique et apprécié de la Langhorne Academy. Le détective Horace Zwender mène l’enquête qui révèle très rapidement des vérités perturbantes pouvant expliquer le meurtre : Fox était un prédateur pédophile obsessionnel utilisant son métier pour s’assurer l’accès à ses victimes ; beaucoup aurait pu vouloir le tuer et passer à l’acte.

Fox« L’oeil délicat de Francis Fox aurait donc glissé sur la petite Healy sans s’arrêter, comme il glissait aimablement sur le visage de la plupart de ses élèves, filles aussi bien que garçons, n’y trouvant rien qui retienne son intérêt comme (oui!) il avait été retenu par deux ou trois autres élèves de la classe dont le visage prépubère l’avait excité, à la façon d’allumettes flamboyant soudain dans un vide. Chaque année, il y avait un Petit Chaton captivant ou deux, ou trois – à cultiver, explorer. Francis Fox n’éprouvait aucune antipathie pour cette jeune fille empruntée, naturellement ; il n’avait d’antipathie pour aucun de ses élèves, par principe. Enseigner au collège revenait à butiner des mets exquis, cachés au milieu d’aliments plébéiens grossier et peu appétissants, ce n’est pas la faute de certains aliments s’ils n’éveillent pas notre appétit. »

Comme Lolita de Nabokov (souvent cité), Fox se concentre sur un professeur de littérature pédophilie et est tout aussi troublant. Mais Joyce Carol Oates va beaucoup plus loin, ne laissant aucun répit à ses lecteurs, détaillant dans des récits à peine voilés (mettant en scène Monsieur Langue / Gros Nounours et Petit Chaton) les actes criminels de son personnage principal, des passages très difficiles à lire, impossibles à accepter. Le roman est sans concession. Pendant la quasi totalité des 848 pages, le lecteur doit composer avec les agressions sexuelles de Fox et les conséquences sur ses victimes.

Le récit, tentaculaire, se compose en une chronologie fragmentée alternant passé et présent, ce qui nourrit le mystère à découvrir qui a tué Fox. A mesure que le casting est  présenté, passant d’un point de vue à l’autre avec une maitrise impressionnante, le suspense monte. Le récit excelle à dépeindre de nombreux personnages d’une rare complexité, aucun, même ceux qui semblent les meilleurs ou les plus innocents, n’échappant au regard scrutateur de l’autrice.

Joyce Carol Oates est une formidable portraitiste, qu’ils s’agissent des adultes ou des enfants. L’attention portée aux points de vue des victimes de Fox peut d’ailleurs être interprété comme une réponse au monopole narratif d’Humbert Humbert dans Lolita. Le personnage de Mary Ann est terriblement touchant, jeune fille souffrant de puberté précoce, devant composer avec un corps qui n’est pas de son âge et dégoute son père tout en faisant peur à sa mère, harcelée par ses camarades pour sa différence. Joyce Carol Oates décrit la vie intérieure de ces pré-adolescentes avec une empathie surprenante d’acuité, jusqu’au moindre battement de coeur des blessures infligées par Fox.

Elle dissèque également avec férocité les dynamiques sociales à l’oeuvre dans cette tragédie, explorant comment les positions socialo-économico-culturelles d’une personne façonne son comportement individuel et interagit avec ceux qui n’appartiennent pas à la même classe sociale dans un environnement en cours de gentrification. A Wieland, se côtoient des Blancs pauvres comme la famille de Mary-Ann et d’autres très aisés qui peuvent scolariser leurs enfants, sans passer par une bourse, dans une école d’élite à 60.000$ l’année sous la férule d’une directrice aristocrate.

Joyce Carol Oates n’est pas une écrivaine réconfortante, elle ne détourne pas le regard. Ce qui l’intéresse, roman après roman, c’est comment le Mal se meut dans la société américaine, ici discrètement en revêtant charme et intelligence, Fox est séduisant comme comme seuls le sont les prédateurs. Elle tend un miroir au déni collectif qui sévit en pointant la complicité de toute la communauté, parents des victimes comme collègues de Fox, tous ceux qui ont choisi de rester sous le charme de Fox plutôt que d’affronter la vérité. Tranchant comme un scalpel, le récit entier invite à s’interroger sur l’environnement qui a nourri un individu aussi odieux et que ne l’a pas reconnu

Marie-Laure Garnault

Fox
Roman de Joyce Carol Oates
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban et Christine Auché
Editeur : Philippe Rey
848 pages – 25€
Date de parution : 2 octobre 2025

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