Rafael Toral – Traveling Light ou la nouvelle peau de Rafael Toral

En s’emparant de standards du Jazz sur Traveling Light, le guitariste portugais Rafael Toral signe une œuvre majeure, à mi-chemin entre la trahison, la défaillance et la novation. Une œuvre qui sort la musique expérimentale des carcans de l’hermétisme.

©Vera Marmelo

S’il existe une activité humaine où le concept de trahison est bel et bien une vertu, c’est bien dans l’art. Trahir, c’est se réapproprier, c’est induire son propre esprit dans une création déjà existante. C’est faire de la réflexion d’un autre sa propre méditation. Je me rappelle ces mots d’un proche :  » Je ne lis jamais car je n’aime pas connaître les pensées d’un autre. » Derrière cette phrase un peu bêta se cache une vérité plus profonde. Lire, écouter ou regarder ce serait entrer dans une autre identité que la sienne, ce serait s’habiller d’une nouvelle peau. Ce serait saisir la vérité ultime, ce serait atteindre la créolisation supérieure, celle qui fait se mélanger les cultures, les temps, les esprits dans un seul et même souffle. Et si nous partions du postulat que les œuvres majeures partent toujours d’une sorte de trahison, d’une forme de malédiction, d’une espèce de métamorphose mal maîtrisée qui irait rechercher dans la référence sa part d’influence pour mieux la combattre. L’œuvre majeure naît toujours d’une corruption de l’esprit initial.

Traveling Light, le nouveau disque du guitariste portugais Rafael Toral, dix-huit mois après le magnifique Spectral Evolution est bien dans cet état d’esprit. Les six titres qui composent cette production inédite du guitariste sont exclusivement constitués de covers de standards ultra-connus du Jazz. Pour le moins que l’on puisse dire, c’est que Rafael Toral a choisi des classiques parmi les classiques pour Traveling Light, des compositions qui font désormais partie du patrimoine musical américain et mondial. Sauf qu’au lieu de se plier à l’exercice de style un brin paresseux de la reprise, Rafael Toral choisit délibérément de trahir et de corrompre l’esprit initial de ces partitions. Duke Ellingon ou Billie Holiday se retournent assurément dans leurs tombeaux mais c’est comme pour mieux remercier  Rafael Toral de ne rien respecter et surtout pas ces pièces musicales, car respecter ce serait laisser mourir, ce serait figer une œuvre  dans le marbre, figer une œuvre  dans le passé, en faire une nature morte.

Au contraire, Rafael Toral innocule de la vie dans ces compositions devenus des monuments de la musique populaire. Il fait bien plus que de seulement assumer un travail d’arrangeur, il déleste de toute forme de swing ces partitions pour en faire jaillir des structures libres qui doivent autant au Free Jazz qu’à l’Ambient. Pour autant, Traveling Light n’est jamais un disque complexe ou intimidant. Le guitariste insuffle dans ces mélodies de l’instantané un bourdon comme venu d’une lithurgie païenne, Toral malaxe les temps, les silence et la matière pour en faire une structure à la fois cohérente et volatile.

La fascination pour le jazz provient de la liberté d’expression de l’artiste, qui amène l’auditeur à se demander sans cesse : « Où est-ce qu’il nous emmène ? »

Duke Ellington

Et Toral ne cesse de trahir, de corrompre, de faire défaillir l’esprit originel de ces standards ultra connus, rabâchés jusqu’à l’écœurement. Trahir, corrompre, faire défaillir, ce n’est jamais une erreur. Au contraire, en trahisant, on retrouve l’énergie première de la fièvre créatrice. En corrompant, on fait se rencontrer deux identités, celles de l’auteur originel et celle de celui qui redécouvre cette oeuvre en la désossant, en la triturant pour en faire un acte qui n’est ni celui de l’auteur disparu, ni celui de l’artiste contemporain. C’est un acte hybride.

En corrompant ainsi Easing Living, Solitude, Body And Soul, You Don’t Know What Love Is, My Funny Valentine et God Bless The Child, Rafael Toral en extirpe une beauté inexplorée et inaccoutumée.Traveling Light navigue à vue  entre Ambient, Free Jazz osseux et minimalisme, chaque instant saisi sur ce disque est absolument exquis, fébrile et inédit. Rafael Toral fait de la trahison un art absolu, on ne sait plus vraiment si ces compositions appartiennent à notre passé, à notre présent ou notre futur. Ces compositions que l’on connaît tous sortent comme transfigurées de cet exercice, de cet acte d’appropriation.

Trahir, ici, c’est sublimer. Trahir, c’est se découvrir. Trahir, c’est renouveler un acte. Trahir, ici, c’est mettre à nu une œuvre. Trahir, c’est se mettre à nu. Trahir, c’est faire jaillir la beauté.Trahir, c’est accoucher d’une œuvre nouvelle à partir d’un acte du passé.

Trahir, c’est s’ouvrir à la beauté. S’ouvrir à la beauté d’un chef d’œuvre.

Greg Bod

Rafael Toral – Traveling Light
Label : Drag City
Sortie le 24 Octobre 2025

 

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