« L’inconnu de la Grande Arche » : le rêve piétiné d’Otto von Spreckelsen

S’inspirant de « La Grande Arche », le livre  de Laurence Cossé, Stéphane Demoustier retrace l’histoire mouvementée de la construction de l’Arche de la Défense. Un architecte danois inconnu – Otto von Spreckelsen – obsédé par son idéal du « cube » parfait, qui sera vite dépassé par son propre projet et verra son rêve lui échapper.

L'Inconnu De La Grande Arche
© 2025 AGAT FILMS, LE PACTE

Si la pyramide du Louvre est devenue pour tous « la pyramide de Pei« , qui peut citer le nom de l’architecte de la Grande Arche de la Défense ? L’Inconnu de la Grande Arche, c’est lui, Johann Otto von Spreckelsen, qui, à la surprise générale, s’est vu confier ce chantier à l’issue d’un concours anonyme organisé par le président Mitterrand en 1982. Inconnu avant – à 53 ans, il n’avait à son actif que sa maison et quatre églises au Danemark – il restera Inconnu après, au terme d’étonnantes péripéties que raconte le roman documentaire de Laurence Cossé dont s’est inspiré Stéphane Demoustier pour son film.

L'Inconnu De La Grande ArcheStéphane Demoustier qui a fait ses débuts dans le cinéma d’architecture – il a travaillé en tant que documentariste au département d’architecture du ministère de la Culture – excelle à filmer l’espace urbain, les constructions à la verticalité vertigineuse, les perspectives majestueuses. Il sait jouer sur les contrastes d’échelle, nous montrant en Spreckelsen (l’excellent Claes Bang) un homme dépassé par son propre projet. On le voit, haute et élégante silhouette, perdu au milieu du gigantesque chantier d’où doit naître un « cube » blanc de 110 mètres de côté. Comme il le sera aussi, nouveau Michel-Ange, au milieu des carrières de marbre de Carrare. S’appuyant sur des photos d’archives, le réalisateur fait revivre grâce au numérique ce parvis de la Défense grouillant d’ouvriers, livré aux grues et aux pelleteuses. « Paris n’a pas encore de cube » disait l’architecte afin de justifier son projet. Pour faire écho à l’obsession de Spreckelsen pour le cube et les formes carrées que l’on retrouve dans l’église danoise où il entraîne son collègue Paul Andreu (Swann Arlaud, parfait), il opte pour un format carré et introduit le carré dans ses images, jouant sur les surcadrages : on pense notamment au plan si expressif et si cocasse qui montre le visage de François Mitterrand (irrésistible Michel Fau) s’encadrant dans la maquette de la Grande Arche.

Le film a le mérite de nous rappeler les enjeux du travail d’architecte, un art soumis à des contraintes techniques, budgétaires, et souvent politiques – ce que Spreckelsen a bien du mal à accepter. Demoustier joue constamment sur le décalage entre lui et les autres. Il est d’emblée un étranger, élevé dans une autre culture, effaré de se retrouver au milieu de technocrates – « le mal sont souffre la France » – incarnés par le servile Subilon (Xavier Dolan), d’être confronté à des législations incompréhensibles et pour terminer, de se retrouver victime des soubresauts nés de la cohabitation de 1986, remettant en question le financement et la destination du projet. Un homme seul, qui n’a ni agence ni associé, et dont l’obsession de la perfection va peu à peu gangréner les relations avec son entourage de travail et même avec sa femme et conseillère de l’ombre (Sidse Babett Knudsen). On ne peut qu’être sensible à l’exigence artistique de cet architecte engagé dans un projet pharaonique pour lequel il n’était pas armé, à sa souffrance lorsqu’il voit son rêve lui échapper. Mais on constate aussi ses insuffisances dont le réalisateur, loin de céder à la tentation de l’hagiographie, ne nous cache rien, et qui contribuent à le rendre excessivement jaloux de ses prérogatives et intraitable sur ses choix. Et chez lui, l »intransigeance n’est pas loin de l’arrogance, la vigilance de la paranoïa.

Demoustier a choisi de faire de ses personnages des types, mettant en avant la docilité et le ridicule de Subilon, la servilité des conseillers-courtisans. Pour ce qui est de Mitterrand lui-même, le maître en son royaume, plein de componction, il semble se payer de mots et, dans ses conversations avec Spreckelsen, se contenter d’aligner des platitudes. Amoureux du Beau, sans doute, mais aussi désireux d’attacher son nom à une réalisation qui, tout en étant iconique de l’architecture contemporaine, respectera la perspective historique qui va de l’Arc de Triomphe au Louvre…. Quant à Spreckelsen, sa naïveté, le principal ressort comique du film, paraît un peu excessive. On ne peut s’empêcher de le trouver admirable de passion, de sincérité, prêt à tout pour défendre ce « cube » qui est l’oeuvre de sa vie, qui est toute sa vie : pas de concessions, ni sur le verre collé, ni sur le marbre blanc. Face à lui, Paul Andreu, le concepteur du terminal I de Roissy, incarne un autre type d’architecte : celui qui, sans renoncer à sa créativité, affiche un solide sens des réalités et accepte de se plier à des exigences extérieures. Derrière sa fermeté vis-à-vis de Spreckelsen et de ses « caprices d’esthète », se lit pourtant sa sympathie et son admiration pour celui qui, arcbouté sur son pouvoir décisionnel, a fait de lui son « maître d’oeuvre de réalisation ». Une collaboration qui, souvent, tournera à l’affrontement.

Stéphane Demousier a eu la bonne idée, pour raconter le chantier de la Grande Arche, de mettre au coeur du film la personnalité de Spreckelsen. L’histoire de l’architecte danois a tout du drame, voire de la tragédie : celle d’un homme qui, pour des considérations qui n’ont rien d’esthétique, voit son idéal piétiné et doit renoncer à son rêve. Si cette dimension est bien présente et s’affirme au fur et à mesure du film, elle tend pourtant à s’effacer derrière un parti pris de comédie, faisant de « L’inconnu de la Grande Arche » une satire impitoyable des milieux politiques français. En tout cas, on regardera désormais la Grande Arche d’un autre oeil, en songeant avec un peu d’émotion à ce qu’elle aurait pu ou aurait dû être…

Anne Randon

L’Inconnu de la Grande Arche
Film franco-danois de Stéphane Demoustier
Avec Claes Bang, Swann Arlaud, Xavier Dolan, Michel Fau, Sidse Babett Knudsen…
Genre : drame
Durée : 1h46
Sortie en salle le 5 novembre 2025

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