Entre performance queer, tension indus et sensualité, les New-Yorkais de Model/Actriz ont transformé vendredi soir la Gaîté Lyrique en un laboratoire fiévreux.

C’est un plaisir de retrouver la salle de la Gaîté Lyrique, après la longue interruption de son activité : même si certains la jugent trop « froide », cette salle nous semble toujours presque idéale du point de vue de sa taille pour accueillir des artistes conséquents, avec un excellent son, de bonnes lumières, et une hauteur de scène idéale pour ceux qui, comme nous, privilégient le premier rang. Sans parler de l’organisation du lieu lui-même et de l’amabilité du personnel… Malheureusement, ce soir, la production a peut-être été ambitieuse en réservant une telle salle pour un groupe aussi « avant-gardiste », donc pas encore très populaire, que Model/Actriz… Et le concert sera malheureusement loin d’être sold out…
20h00 : On ne nous avait pas dit grand bien de la prestation de Brutus VIII deux jours avant à Lyon. Et pourtant, ce que nous avons entendu pendant 35 minutes ce soir nous a paru passionnant. Radical et passionnant. Il est vrai que les dix premières minutes de ce déluge de sons électro – avec quand même, et c’est essentiel, les beats « organiques » d’une vraie batterie – sur lesquels vocifère d’une voix froide, haineuse parfois, Jackson Katz, sont un peu déroutantes. Et puis on rentre dans le trip, parce que la passion et la rage déversées par Katz, derrière son apparent détachement, infusent peu à peu en nous. Le single My Eating Disorder est sans doute le titre le plus évident pour qui, comme nous, ne connaît pas la musique de Brutus VIII : il faut admettre que le cri sur le… « refrain » de « When I grow up I’ll be a skinny girl » (Quand je serai grand, je serai une fille maigre) est assez percutant. Même chose avec The Chant et ses affirmations fortes, d’autant plus qu’elles sont proférées avec une distanciation absurde : « I want to disconnect / I want to be better for you« . Il y a aussi les (trop rares) interventions au saxo, pauvre saxo qui sera plusieurs fois piétiné par Katz quand il arpente la scène de long en large… Il faut absolument souligner le travail remarquable du batteur, sorte de bûcheron redoutable capable d’une précision et d’une complexité inouïes : son apport au set a été essentiel. Brutus VIII nous laisse, épatés, sur un long enregistrement de ce qui semble être la voix d’un complotiste du Sud des Etats-Unis, délirant dans un état d’ébriété avancée sur les reptiliens qui dirigent notre monde.

21h10 : Dix minutes de retard au démarrage pour les New-Yorkais de Model/Actriz (qui sont à l’origine de Boston), l’un des groupes dont le nom fait le plus de buzz depuis une paire d’années, et qui montent peu à peu en visibilité et en popularité. Ils ont d’ailleurs sorti en mai dernier leur second album, Pirouette, qu’il s’agit, logiquement, de promouvoir ce soir, et dont sept titres seront interprétés, ne laissant malheureusement que peu d’espace aux morceaux survivants du premier disque, plus clairement « rock », Dogsbody.
On peut imaginer que ces dix minutes ont été nécessaires à la préparation du (premier) costume de scène de Cole Haden, leur incroyable leader / chanteur, qui a pour objectif déclaré « d’introduire de l’homoérotisme dans le monde post-punk ». N’ayons pas peur de caricaturer – car il est visiblement lui-même passionné par les excès et la caricature – en le décrivant comme « un disciple de Freddie Mercury qui hésite entre devenir une grande diva ou une ballerine à l’Opéra de Paris, et qui copie la garde-robe de Björk dans un mode DIY ». Il constitue de toute manière à lui seul un spectacle littéralement ébouriffant, avec ses entrechats, ses poses, ses interactions très fréquentes avec le public du premier rang, qu’il inclut dans son « cérémonial » joyeux, sans même mentionner ses descentes dans la fosse pour animer les danseurs sur les passages les plus classiquement « techno » de la musique du groupe.
Les trois musiciens passent un peu inaperçus derrière un tel torrent d’énergie, une telle foison d’images fortes que Cole fait naître sur scène. Leur objectif est pourtant parfaitement rempli : aller au-delà d’un rock indus extrême – qui par moments, sur scène, peut évoquer les débuts d’un Nine Inch Nails -, déstructurer le plus possible ce qui pourrait apporter le moindre confort chez les spectateurs. On peut rapprocher la musique de Model/Actriz des expérimentations de Gilla Band, mais en moins rock, en plus poussé encore. En tout cas, l’heure et cinq minutes du concert de ce soir sera un déluge incessant de sons agressifs, curieusement adoucis par le spectacle délicieux offert par les pas de danse de Cole et par son chant, régulièrement touchant de sincérité : un mélange de froid (la musique) et de chaud (le chant, la générosité de Cole) tout à fait étonnant, pas loin d’être révolutionnaire même.
Cole changera deux fois de costume pendant le set : après une première partie en noir bondage / sexy, il reviendra en icône blanche, froufroutante et nuageuse, puis finalement en sorte de « Perrette au Pot au Lait », plus sobre, mais quand même potentiellement une héroïne d’un film kitsch de Disney. En dépit des lumières difficiles – beaucoup de rouge, des flashs blancs venant de derrière la scène -, ce sera évidemment un régal pour les photographes. Et l’occasion d’amasser de beaux souvenirs d’une expérience aussi étrange.
Musicalement, on regrettera toutefois que la musique de Model/Actriz s’arrête – volontairement – juste en deçà de l’hystérie totale qu’elle pourrait provoquer. On restera donc dans l’enthousiasme, dans la joie, ce qui est déjà très, très bien, avec seulement ce petit regret du basculement impossible dans une folie générale qui aurait propulsé le set vers les cieux. Les plus beaux moments, à notre goût : d’abord le sublime Mosquito, en seconde position sur la setlist, rescapé de Dogsbody, frénétique et hyper-intense, qui permet de hurler avec Cole : « With a body count, higher than a mosquito ! » ; et ensuite Cinderella, single très « dance » qui permet d’entraîner la totalité de la fosse dans un beau délire collectif.

Aucun doute pour nous, au sortir de la Gaîté Lyrique, qu’on a affaire avec Model/Actriz au prototype idéal d’une musique mutante, expansive, défiant la raison et la trivialité de notre époque. D’où notre recommandation (habituelle dans ces cas-là) : ne les manquez pas s’ils passent près de chez vous !
Brutus VIII : ![]()
Model/Actriz : ![]()
Eric Debarnot
Photos : Robert Gil
Model/Actriz à la Gaîté Lyrique
Production : Vedettes
Date : le vendredi 7 novembre 2025
Leurs derniers disques :

Brutus VIII – Do It For The Money (EP)
Label : American Death Records
Date de sortie : 11 juillet 2025

Model/Actriz – Pirouette
Label : ModelActriz LLC / True Panther Records + Dirty Hit
Date de sortie : 2 mai 2025
