Nouvelle adaptation cinématographique du roman de Stephen King, Running Man ne manque pas d’idées intelligentes, mais dysfonctionne lourdement quand il s’agit de les transformer en un blockbuster politique divertissant. Un échec sans appel, qui s’inscrit dans l’histoire mouvementée de cette transposition moderne des jeux du cirque de l’époque romaine.

Il est difficile de regarder Running Man, le nouveau blockbuster de la Paramount, réalisé par notre cher Edgar Wright (la trilogie Cornetto, la biographie de Sparks, soit un joli pedigree), sans le mettre en perspective de la longue histoire de ce jeu télé hyperviolent qui n’en finit pas de revenir, en livre ou en film. Au delà de ses propres qualités (il en a quelques unes) et de ses défauts (énormes, disons-le tout de suite), Running Man s’inscrit dans une succession de tentatives plus ou moins ambitieuses, plus ou moins convaincantes, de raconter l’histoire d’un homme ordinaire jeté en pâture aux (télé)spectateurs d’une version contemporaine des jeux du cirque de la Rome antique. Revenons en donc aux origines.
Il y a d’abord une nouvelle de l’écrivain de SF Robert Sheckley, The Price of Peril (1958), qui imagine que, dans un futur proche, les téléspectateurs se divertiront d’un jeu mettant en scène un homme traqué par un chasseur. Il s’agit déjà d’une critique virulente des goûts du grand public, qui considère la souffrance des autres comme un spectacle excitant. En 1982, Stephen King s’inspire officiellement du texte de Sheckley pour écrire son The Running Man, publié sous le nom de Richard Bachman. Le jeune homme de gauche et en colère qu’est alors King imagine une dystopie où les États-Unis sont un pays ruiné, où règne une violence endémique… Une Amérique que l’on peut voir comme une anticipation du pays que Trump veut créer, un régime autoritaire où une chaîne unique, le Network, anesthésie la colère du peuple miséreux par des jeux ultra-violents. Ben Richards est un prolétaire à la santé défaillante, sans avenir, détruit et humilié par le système, qui accepte pour de l’argent de servir de gibier à des chasseurs, tout en risquant à tout moment d’être dénoncé par la population qui veut sa mort. La fin du roman est particulièrement noire, se concluant par un geste terroriste du « héros » pourchassé, soit le genre de choses irreprésentables en 2025.
Il faut maintenant mentionner le film français d’Yves Boisset, le Prix du danger (1983), adaptation de la nouvelle de Sheckley, mais sortant plus ou moins simultanément avec le roman de King / Bachman. Honnêtement, le film est un semi-navet que l’on jugera peu regardable aujourd’hui, si ce n’est pour la prestation réjouissante de Michel Piccoli en animateur télé. Néanmoins, il va inspirer la première adaptation cinéma de The Running Man, en 1987, avec Arnold Schwarzenegger dans le rôle de l’homme chassé (il s’agit probablement du pire film de toute la carrière de Schwarzie) : dans l’esprit des années 80, Ben Richards devient un ex-militaire bodybuildé et injustement accusé, une icône invincible, une nouvelle représentation du fantasme US d’action hero. Tout finit bien, évidemment, est-il même besoin de le souligner ? Les ayant droits français du Prix du Danger intentent un procès pour plagiat aux Américains, procès qu’ils gagneront…
On en arrive au projet de la Paramount, revenant au scénario du livre de King, qu’il respectera dans ses grandes lignes. Comme il est impossible de terminer le film comme King l’avait imaginé, un nouveau happy end est imaginé, que King valide, dans la mesure où l’esprit de ce Running Man-là est proche de celui de son roman. La bonne idée de Wright et de Michael Bacall, son co-scénariste, est d’inclure dans l’histoire le phénomène récent des deepfakes, et le fait que l’on ne peut plus croire à ce que l’on voit : ils modernisent intelligemment la charge de King contre la télévision comme instrument d’un système autoritaire, en la déplaçant vers notre époque, celle de la désinformation numérique. Politiquement, ils actualisent aussi la vision contestataire de Stephen King – sa défense d’un prolétariat opprimé – en montrant une société fracturée, comme le sont les USA aujourd’hui, où les ennemis sont les autres classes sociales.

Il y a donc là de quoi réaliser un excellent film à la fois divertissant – avec de nombreuses scènes d’action portées par le nouvel « action hero » qu’est Glen Powell – et politiquement percutant. Même si l’on passe, étant naturellement bienveillants (?), sur le principe d’un blockbuster exploitant finalement le spectacle de la violence à des fins commerciales d’une manière similaire aux émissions de télévision dénoncées, force est de constater, malheureusement, que le projet de Wright déraille peu à peu au fil de son déroulement. Cet échec peut être largement attribué au style « fun » (plus que satirique) du réalisateur, un style qui fonctionnait idéalement dans ses premiers films britanniques, mais qui est en porte-à-faux quand il s’agit de mettre en scène un univers dystopique très noir : ni léger ni impressionnant, ni fantaisiste ni réaliste, ni drôle ni réellement profond, Running Man n’est au final plus rien du tout. Plus il avance, moins on croit aux personnages, plus les rebondissements se font improbables. Le rythme déjà rapide du film semble s’accélérer vers la fin, conférant à la dernière demi-heure un aspect totalement bâclé. Le spectateur « sort » du film, le regardant avec une indifférence croissante. La construction du happy end, mettant en scène (ce qui n’est pas stupide, attention !) le rôle contemporain des lanceurs d’alerte, des YouTubers complotistes (pour la bonne cause, pour le coup) désamorce totalement l’aspect humain, dramatique, de la trajectoire de Ben Richards. Et quand le film se referme sur ce qui devrait être un moment-choc, thérapeutique presque, le spectateur ne ressent plus que de l’ennui et de l’accablement.
Running Man est d’ailleurs en train de se ramasser dans les grandes largeurs, et se dirige vers un bide financier retentissant par rapport à son budget colossal. Ce qui laissera une nouvelle chance à quelqu’un, dans dix, vingt ans, de nous offrir une version meilleure, adaptée aux futurs défis de son époque, de ce jeu télévisé qui, on l’a dit, n’en finit pas de revenir.
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Eric Debarnot
