« Bugonia » de Yórgos Lánthimos : au cœur de l’Amérique complotiste…

Derrière son humour noir et son étrangeté, Bugonia décrit un pays en décomposition morale : un film à la fois hilarant, réellement méchant mais totalement lucide.

Bugonia
Copyright Focus Features

Je reconnais que j’ai eu longtemps du mal à adhérer au cinéma de Yórgos Lánthimos : trop misanthrope, trop manipulateur, trop démonstratif à mon goût, j’évitais systématiquement ses films qui remportaient un indiscutable succès, y compris dans les festivals. Ce qui a changé la donne pour moi, c’est la rencontre entre Lánthimos et Emma Stone, une actrice qui a débuté dans des pantalonnades pour ados dont on a même oublié les titres, que Woody Allen a révélée au monde avec son Magic in the Moonlight, et qui est en train de devenir littéralement monstrueuse, prenant des risques passionnants avec son image et déjà détentrice à trente-sept ans de deux Oscars. C’est évidemment, plus encore que l’assez sage The Favourite (2018), l’étonnant Poor Things qui a été un moment-clé, et qui a montré ce que la combinaison Lánthimos + Stone pouvait avoir de détonant. Ajoutez-y Jesse Plemons, l’un des acteurs US que j’admire le plus depuis son extraordinaire prestation dans I’m Thinking of Ending Things (2020), et je ne voyais guère de film plus excitant en ce moment que Bugonia.

Bugonia afficheCe qui intrigue a priori, c’est que Bugonia n’est pas un scénario de Lánthimos, mais une adaptation pour le moins improbable de Save the Green Planet! (succès populaire coréen de Jang Joon-hwan, datant de plus de vingt ans). Une adaptation dans laquelle Lánthimos et son scénariste Will Tracy – avec la complicité d’Ari Aster, ici producteur, dont le Eddington traite un sujet approchant -, se livrent à une peinture acerbe et pessimiste de l’état actuel de la société US. D’un côté, le pouvoir désormais incontrôlé des multinationales bénéficiant de la dérégulation générale – cette fois, une société pharmaceutique se livrant à des expériences secrètes, et dirigée d’une main de fer par une CEO typique de notre époque, Michelle (Emma Stone, parfaite comme toujours). De l’autre, les bons gros représentants de la frange « white trash » US, se réfugiant dans les théories complotistes les plus délirantes pour admettre et supporter la dégradation accélérée de leur situation sociale : ce sont Jesse Plemons et le quasi débutant Aidan Delbis qui s’y collent, et composent des portraits à la fois hilarants et touchants, mais aussi glaçants, de laissés pour compte – profondément dérangés tout de même – du capitalisme débridé. Dans une tonalité qui n’est pas sans rappeler des personnages similaires dans les films des frères Coen

… Car l’une des manières les plus simples de décrire Bugonia, cette histoire de kidnapping qui va salement dégénérer, c’est d’imaginer un film « classique » des frères Coen, mais traversé d’une misanthropie encore plus glaciale (aucune tendresse ici pour les personnages, et c’est la limite habituelle du cinéma de Lánthimos), et actualisé pour démonter la folie et la haine contemporaines, qui se conclurait comme une comédie foutraque coréenne. A propos de cette fin totalement « wtf », j’ai même pensé un moment à Dupieux, d’ailleurs, et les rires – un peu embarrassés – dans la salle renforçaient cette impression.

Comme toujours avec Lánthimos, l’inventivité visuelle, les cadrages audacieux, le rythme surprenant de nombreuses scènes, l’utilisation non conventionnelle de la musique, toute la « technique » du film en fait, impressionnent et séduisent… même si plus de sobriété ne nuirait pas à la force du propos. Comme souvent, même dans les meilleures œuvres de Lánthimos, une certaine lourdeur dans la démonstration des thèses défendues – comme le thème ici du mal que l’homme fait à la planète (qui vient toutefois, admettons-le, du film coréen) – tranche un peu trop avec la sophistication du film.

Bugonia n’est pas un chef-d’œuvre, mais il confirme qu’avec Stone, Lánthimos a trouvé sa muse la plus dangereuse. Il est profondément divertissant, tout en restant très juste dans sa peinture des défaillances de plus en plus graves de nos sociétés. Force est de constater, malgré notre admiration pour Ari Aster, que Bugonia est bien meilleur qu’Eddington, son film-(faux) jumeau.

Eric Debarnot

Bugonia
Film (coproduction Irlande / Royaume-Uni / Canada / Corée du Sud / USA) de Yórgos Lánthimos
Avec : Emma Stone, Jesse Plemons, Aidan Delbis…
Genre : comédie, policier, science-fiction
Durée : 1 h 57
Date de sortie en salles : 26 novembre 2025

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